« Cinq revendications ! Pas une de moins ! » ; voici un slogan que l’on entend dans presque toutes les manifestations à Hong Kong. Et l’une de ces revendications est celle d’une enquête indépendante sur l’usage de la force par la police.
En 2019, les habitants de Hong Kong sont descendus dans la rue pour manifester en masse contre un projet de loi qui visait à autoriser l’extradition vers la Chine continentale. Les manifestations successives sont majoritairement restées pacifiques, mais la police de Hong Kong a répondu avec des matraques, des gaz lacrymogènes, du gaz poivre, des balles en caoutchouc, des canons à eau et des balles réelles.
Exigeant que des responsabilités soient établies, les manifestants demandent une enquête indépendante, et soutiennent que les forces de l’ordre de Hong Kong ne sont pas en mesure de mener une enquête sur elles-mêmes et que les mécanismes d’enquête existants ne sont pas efficaces.
Les experts étrangers appelés par les autorités hongkongaises en renfort sur une enquête du Conseil indépendant des plaintes contre la police ont démissionné [1], déplorant « un manque considérable… de compétences professionnelles en matière d’enquête indépendante au sein du Conseil indépendant des plaintes contre la police ».
Mais alors, si le dispositif en vigueur à Hong Kong n’est pas à la hauteur pour mener à bien la mission indispensable d’enquête sur les agissements de sa police, qui devrait s’en charger et comment ?
Il n’existe pas un modèle unique pour enquêter efficacement sur le comportement de la police mais plusieurs exemples puisés dans le passé pourraient aider à la conception d’un mécanisme performant afin d’établir les responsabilités.
La cheffe de l’exécutif de Hong Kong, Carrie Lam, a déclaré [2] en novembre 2019 que l’enquête devrait suivre le modèle de celle menée en 2011 sur les émeutes dans le nord de Londres et sur les facteurs socio-économiques qui avaient mené à ces troubles.
Le fait qu’elle soit disposée à s’inspirer de l’expérience d’autres pays est encourageant, mais l’enquête menée sur les événements de Tottenham n’est pas vraiment l’exemple à suivre. Cette enquête portait plus sur les causes sous-jacentes des troubles sociaux que sur le comportement de la police. Ce qu’il faut en réalité, c’est un examen public, complet et honnête du comportement de la police de Hong Kong depuis mi-2019.
La Commission Kerner aux États-Unis : une représentation large
Parmi les modèles à suivre se trouve celui de la Commission Kerner [3] aux États-Unis, chargée d’enquêter sur les émeutes de grande ampleur qui ne sont propagées dans les villes du pays en 1967. Les membres de la commission étaient tous américains mais comptaient des représentants de la société civile ainsi que du monde politique. Le rapport, fruit de nombreuses audiences publiques, a été publié assez rapidement (à la fin du mois de février 1968) et a conclu que nombre des problèmes sur lesquels portait l’enquête provenaient du racisme de la part de la communauté blanche.
La commission a pu compter sur une très large confiance du public, et plus de deux millions de copies de la version finale du rapport de 456 pages ont été vendues.
Le rapport Scarman au Royaume-Uni : identification de failles au sein des forces de l’ordre
Si le gouvernement de Carrie Lam veut se pencher sur des exemples britanniques, il trouvera beaucoup à apprendre du rapport Scarman [4] sur les émeutes de Brixton en avril 1981, issu d’une enquête menée par le juge britannique Scarman. Il proposait une modification des méthodes de travail de la police, visant notamment à cesser de cibler les jeunes pour les soumettre à des fouilles systématiques et à consulter davantage les populations locales. Celles et ceux d’entre nous qui avaient fait l’expérience du comportement de la police dans le sud de Londres lors des émeutes de ce week-end d’avril espéraient un résultat plus percutant mais le rapport a tout de même identifié certaines failles graves dans la police et a proposé quelques réformes structurelles.
Enquête sur le « Dimanche sanglant » au Royaume-Uni : 30 ans, deux jugements
Hong Kong trouvera peut-être des enseignements à tirer de la saga des deux enquêtes sur les incidents connus sous le nom de « Dimanche sanglant » (Bloody Sunday), lorsque les forces de sécurité britanniques ont ouvert le feu sur une manifestation pacifique pour les droits civils dans la ville de Derry en Irlande du Nord en janvier 1972, et ont tiré sur des dizaines de personnes en 10 minutes, faisant 14 morts.
La première enquête sur le « Dimanche sanglant », menée quelques semaines après la tuerie, fut catastrophique. L’enquête Widgery [5] est un exemple à ne pas suivre pour mener une enquête sur les atteintes commises par les forces de sécurité. Également dirigée par un juge britannique, l’enquête a exonéré une grande partie des soldats britanniques responsables des morts et a été largement rejetée, étant considérée comme une tentative de dissimulation de la vérité.
La confiance du public vis-à-vis de cette enquête était si faible qu’une nouvelle enquête, plus complète, publique et indépendante a dû être menée presque 30 ans après les faits pour finalement rétablir la vérité. L’enquête Saville [6], conduite par des juges du Royaume-Uni, du Canada et de Nouvelle-Zélande, a prouvé qu’aucun manifestant ne représentait une menace lorsqu’ils ont été abattus par les soldats britanniques et que l’armée britannique avait menti sur ce qu’il s’était passé pour étouffer l’affaire.
Cette enquête exhaustive a duré 12 ans, de la date de son lancement à la publication du rapport, mais elle a bénéficié d’une large confiance du public. Le public pouvait assister aux audiences, qui faisaient l’objet d’une couverture médiatique importante en Irlande et en Grande-Bretagne, et le processus était en général considéré comme transparent et complet.
Il était possible de convoquer des témoins pour fournir des preuves, ce qui représente une autre leçon à tirer pour Hong Kong.
Le gouvernement de Carrie Lam doit retenir de cet exemple les éléments suivants : tout d’abord, étouffer les faits ne fonctionnera pas. Ensuite, mieux vaut mener une enquête valable et perçue comme telle car en se livrant à un exercice superficiel, l’effet risque d’être contre-productif.
Afrique du Sud : exposer la vérité
Pendant la Commission vérité et réconciliation de l’Afrique du Sud [7] du milieu des années 1990, plus de 1 000 réunions ont été organisées dans tout le pays afin d’enquêter sur les violations des droits humains commises au cours des 35 ans du régime de l’apartheid. La Commission avait le pouvoir d’accorder une amnistie à ceux qui avaient commis des crimes dont le motif était d’ordre politique et qui avaient révélé toute la vérité.
Il s’agissait plutôt d’un modèle de justice réparatrice qui était controversé dans le sens où les coupables, y compris les membres des forces de sécurité, n’étaient pas nécessairement sanctionnés officiellement. L’accent était mis sur la révélation publique de la vérité. Certaines audiences étaient retransmises en direct à la télévision et la plupart étaient résumées dans une émission hebdomadaire.
C’est une grande leçon de transparence et, encore une fois, de crédibilité aux yeux du public. Globalement, les Sud-africains avaient confiance en ce processus car ils pouvaient être témoins ce qu’il se passait et car la commission était présidée par Desmond Tutu, qui inspirait un grand respect.
Bahreïn : beaucoup d’effet d’annonce mais peu de suivi
Lors du premier semestre de l’année 2011, le petit royaume insulaire de Bahreïn a été bouleversé par de grandes manifestations pacifiques pour la démocratie, puis par leur violente répression par la police et par l’armée.
Le gouvernement a refusé d’ouvrir d’une enquête sur les violences commises par les forces de sécurité. Mais les alliés internationaux de Bahreïn ont introduit en douceur l’idée d’une enquête menée par la communauté internationale si le gouvernement ne s’y attelait pas. À partir de ce moment, le gouvernement a soudainement trouvé l’énergie de créer une commission d’enquête indépendante et a nommé un nombre impressionnant d’experts juridiques internationaux pour mener l’enquête.
La Commission d’enquête indépendante de Bahreïn a été efficace et rapide pour confirmer les atteintes déjà documentées et révélées par certains d’entre nous.
La publication du rapport en novembre 2011 a fait l’objet d’une cérémonie en grande pompe dans un des palais de la famille au pouvoir. Nous étions plusieurs centaines – chercheurs d’ONG, fonctionnaires locaux et personnalités étrangères – à nous asseoir pour écouter Cherif Bassiouni, professeur d’université et juriste international qui avait dirigé l’enquête, lire les conclusions devant le roi.
Pendant 30 difficiles minutes pour la famille au pouvoir, Cherif Bassiouni a répété ce que les ONG avaient relaté pendant des mois, à savoir que la police et l’armée de Bahreïn avaient en effet tué des manifestants, en avaient arrêté davantage et avaient torturé, parfois jusqu’à la mort, des personnes en détention.
Finalement, le gouvernement de Bahreïn n’a jamais mis en place les réformes proposées par l’enquête et a ignoré toutes les recommandations. Cela devrait également constituer une leçon pour la société civile de Hong Kong : il est indispensable de prévoir de manière convenue un mécanisme de suivi des réformes proposées suite à une enquête.
Dans une lettre ouverte [8] datant de fin décembre 2019, 44 parlementaires et d’autres personnalités de 18 pays ont demandé à Carrie Lam de « rendre possible l’ouverture d’une enquête indépendante sur les violences policières ». Les signataires ont averti la cheffe de l’exécutif : « Si vous continuez de rejeter cette demande, nous ferons appel à la communauté internationale pour ouvrir une enquête internationale indépendante. »
Les modalités de cette hypothétique enquête restent floues, et la mise en garde contenue dans cette lettre pourrait même renforcer la position du gouvernement de Hong Kong. Néanmoins, c’est une menace qui devrait alerter certains membres de l’administration de Carrie Lam.
Hong Kong doit trouver une solution adaptée au contexte local pour remédier à ce problème d’enquête sur la police mais la tenue d’une enquête rapide, publique et approfondie inspirant la confiance du public et ayant les pouvoirs appropriés pour convoquer des témoins n’est pas impossible - et il faudrait qu’elle soit annoncée immédiatement.