Le matin où son frère a été abattu en janvier 2014, Shackelia Jackson avait eu une panne de réveil. Elle s’est réveillée en entendant son nom et a tout de suite compris que quelque chose clochait. Elle a couru jusqu’au modeste restaurant que gérait son frère au centre de Kingston, et a aperçu la cuillère dans la casserole de riz, la farine dans laquelle le poulet était en train de frire. Puis l’un de ses chaussons, et les traces de sang.
Son frère, Nakiea, venait juste de préparer les commandes pour le déjeuner et de sortir les poubelles quand il a été abattu par des policiers. La police pensait qu’un vol avait été commis dans le secteur et recherchait un homme avec « un look de rasta ». Nakiea correspondait à cette description.
Au cours des deux années qui ont suivi la mort de Nakiea, la police a effectué des descentes dans le quartier à plusieurs reprises, coïncidant à chaque fois avec les jours d’audience de son affaire au tribunal. Une enquête préliminaire a été annulée, un témoin étant trop effrayé pour se présenter au tribunal. Lorsque la communauté a protesté contre cette annulation en juillet, des voitures de police sont apparues dans le quartier.
Une enquête préliminaire a été annulée, un témoin étant trop effrayé pour se présenter au tribunal
Dans le cadre de leur quête publique de justice, ses sœurs et son frère ont fréquemment subi des actes d’intimidation et de harcèlement par la police.
Hélas, l’histoire de Nakiea n’a rien d’extraordinaire en Jamaïque. Depuis 10 ans, la police nationale de l’île caraïbéenne a tué plus de 2 000 personnes – jusque récemment, cela correspondait à quatre personnes en moyenne chaque semaine, pour la plupart des hommes jeunes, vivant dans des quartiers pauvres, issus de milieux marginalisés.
S’ils font froid dans le dos, ces chiffres ne reflètent qu’une partie de la vérité.
Comme le révèle notre nouveau rapport Waiting in Vain, Jamaica : Unlawful Police Killings and Relatives’ Long Struggle for Justice, la police en Jamaïque tue un nombre alarmant de personnes, et met en œuvre tout un éventail de « tactiques de la terreur » pour que nul ne pose de questions et surtout ne songe à se lancer en quête d’une justice toujours insaisissable.
Des éléments de preuve laissent à penser que l’État continue de cautionner une stratégie fondée sur les exécutions extrajudiciaires afin de « se débarrasser des criminels ». Parmi les victimes on compte aussi des passants, des personnes placées en garde à vue ou qui se trouvaient simplement au mauvais endroit au mauvais moment.
Après les fusillades de la police, les agents falsifient les scènes de crime, laissent les victimes « se vider de leur sang » ou les emmènent faire un tour en voiture pour « les achever ».
Lorsque leurs proches cherchent à obtenir justice, ils sont confrontés au harcèlement forcené et invasif de la police, dans de multiples domaines de leurs vies. La plupart des personnes avec lesquelles nous nous sommes entretenues pendant plusieurs mois nous ont demandé de raconter leur histoire de manière anonyme, parce qu’elles vivent dans la peur constante de représailles.
Plusieurs familles, dont des enfants, ont vu des proches se faire tuer sous leurs yeux.
Beaucoup rencontrent encore dans leur quartier les policiers qui seraient responsables de ces agissements.
La police vient souvent à leur domicile, parfois elle arrête illégalement des proches de la victime ou leur inflige des mauvais traitements.
Des policiers se rendent à l’hôpital ou aux funérailles des victimes, dans le seul but d’intimider et d’imposer le silence aux familles.
Pendant ce temps, les familles sont condamnées à l’attente, assujetties à un système judiciaire d’une lenteur paralysante.
Claudette Johnson attend depuis 13 ans que le tribunal spécial du coroner détermine la cause de la mort de son fils, semble-t-il imputable à des policiers. Le tribunal dispose d’un budget dérisoire et compte au moins 300 dossiers en retard. Ce n’est que la première étape de son combat. Si l’enquête conclut que l’homicide était illégal, cela pourrait prendre encore 10 ans pour que l’affaire soit jugée au pénal.
Dans un contexte d’impunité généralisée et sans assistance juridique depuis que Jamaicans for Justice, l’ONG de défense des droits humains qui l’assistait, a perdu son financement pour ce travail en 2014, Claudette a souvent le sentiment que son attente est vaine.
Les autorités jamaïcaines font valoir qu’elles se sont saisies du problème : en effet, le nombre d’homicides commis par la police a nettement diminué depuis quelques années.
Si les chiffres ont baissé, la situation n’a guère évolué au niveau de la manière dont les forces de police gèrent les problèmes institutionnels qui permettent aux policiers responsables de meurtres d’échapper à la justice.
En juin 2016, l’INDECOM, un mécanisme indépendant de surveillance de la police établi en 2010, a engagé des poursuites à l’encontre de 100 policiers. Un petit nombre de ces dossiers est allé jusqu’au procès, en raison des retards chroniques qui gangrènent le système judiciaire.
D’après ce que nous savons, un nombre minime de policiers a été reconnu coupable de meurtre depuis 2000, alors qu’on dénombre plus de 3 000 homicides imputables à la police au cours de la même période.
Le représentant du parquet de la Jamaïque n’a pas répondu à notre requête et n’a fourni aucune donnée sur le nombre d’accusations portées à l’encontre de policiers ou le nombre de condamnations prononcées au cours des 10 dernières années.
L’INDECOM est un mécanisme qui change la donne dans la réponse qu’apporte la Jamaïque à l’épidémie d’exécutions extrajudiciaires qui dure depuis des décennies. Cependant, quelle que soit son efficacité, il n’a pas de baguette magique et ne peut assumer l’entière responsabilité du renforcement de l’obligation de rendre des comptes au sein de la police jamaïcaine.
En vue d’amener la police jamaïcaine à rendre des comptes, il faut un leadership politique vigoureux et une volonté sincère de réformer un système qui laisse les policiers se soustraire à la justice.
Nul besoin de réinventer la roue. En revanche, il faut renforcer le pouvoir des institutions permettant de façonner un système robuste d’obligation de rendre des comptes.
Il importe de réformer le tribunal spécial du coroner et de le doter des ressources nécessaires pour qu’il gagne en efficacité et permette de prévenir de futurs homicides.
En juin dernier, une commission chargée d’enquêter sur les violations des droits humains commises durant l’opération conjointe de la police et de l’armée en 2010, qui a fait 69 victimes, a formulé des recommandations claires en faveur d’une réforme de la police. Les hauts responsables de l’État doivent les prendre en compte et agir pour les mettre en œuvre.
La réforme de la justice doit aussi englober des mesures pratiques visant à protéger les témoins et à garantir un accès plus rapide et égal à la justice pour les proches des victimes présumées d’agents de l’État.
L’histoire montre qu’avec ces méthodes et ces homicides, la police ne résout pas la criminalité, mais terrorise les familles et réduit les communautés au silence. Il est temps d’y mettre un terme. Fini d’attendre en vain, le temps de la justice est venu.
Cet article a initialement été publié dans IPS