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Défendre les droits des femmes en Afghanistan : une question de vie ou de mort

Par Salil Shetty, secrétaire général d’Amnesty International

Dans la province du Laghman (est du pays), Shah Bibi est la directrice du département des Affaires féminines, et continue son action visant à renforcer les droits des femmes bien que de nombreuses menaces de mort l’aient forcée à s’installer dans une autre province. «  Chaque jour quand je quitte mon domicile, je me dis que je ne rentrerai pas vivante, et mes enfants ont aussi peur que moi que les talibans m’attaquent », a-t-elle déclaré à Amnesty International dans le cadre d’un rapport sur les défenseurs des droits des femmes en Afghanistan, rendu public mardi 7 avril.

Ses deux prédécesseures – Najia Sediqi et Hanifa Safi – ont été tuées en 2012 en l’espace de six mois, l’une par des hommes armés en pleine journée et l’autre dans un attentat à la voiture piégée. Histoire désormais familière, des proches ont raconté à Amnesty International que les menaces de mort dont elles faisaient régulièrement l’objet n’avaient donné lieu à aucune réaction de la part des autorités, bien que ces femmes aient sollicité une protection à de nombreuses reprises. À ce jour, personne n’a été amené à rendre de comptes pour ces homicides.

Shah Bibi est loin d’être un cas isolé. Nous avons parlé à plus de 50 défenseures des droits humains d’horizons très divers, ainsi qu’à des membres de leurs familles. En Afghanistan, elles ne sont pas confinées à un petit groupe de militantes - quiconque utilise une position publique pour faire progresser les droits des femmes et des filles appartient à cette catégorie. La plupart se mettent vraiment en danger pour leur cause.

Il y a la policière dont le domicile a été visé par une attaque à la grenade après qu’elle a attiré l’attention sur les discriminations se fondant sur le genre au sein des forces de police. Il y a l’enseignante qui a survécu à un attentat à la voiture piégée après avoir milité en faveur d’une école pour filles dans sa province. Il y a le médecin pachtoune qui est la cible de menaces constantes, et dont le frère a été tué et le jeune fils grièvement blessé en raison de son travail. Son « crime » ? Prodiguer des soins médicaux à des femmes et des filles rescapées de la violence domestique, et dont certaines ont été violées par des hommes de leur famille.

Mais défendre les droits des femmes n’est pas réservé aux seules femmes. Si notre rapport porte principalement sur des militantes, de nombreux hommes défendent également cette cause à travers l’Afghanistan. Nous avons par exemple parlé à « Mirwais » - un jeune avocat travaillant pour un foyer pour femmes à Kaboul, qui accueille des personnes ayant fui la violence domestique.

Nos recherches ont peu à peu fait ressortir l’indifférence institutionnalisée des autorités afghanes face aux menaces et attaques visant ces femmes et ces hommes. Le gouvernement manque systématiquement à son devoir consistant à leur proposer un environnement protégé. Encore et encore, les entretiens ont mis en évidence les mêmes schémas : policiers, procureurs et tribunaux refusent de prendre au sérieux les menaces proférées contre les défenseures des droits humains. Les enquêtes ouvertes sur les signalements d’agression sont rares, et les poursuites et condamnations quasi inexistantes. Cette impunité, qui permet aux auteurs présumés de ne presque jamais avoir à rendre de comptes, ne fait que consacrer la culture de la violence à l’égard des défenseures des droits des femmes.

Beaucoup de femmes ont indiqué que même lorsqu’elles bénéficiaient d’une protection, celle-ci n’était pas aussi substantielle que celle accordée à leurs collègues et homologues masculins.

Le plus consternant, c’est que l’Afghanistan dispose d’un cadre juridique robuste en matière de protection des femmes et de ceux qui défendent leurs droits. Le problème est que ces lois n’existent trop souvent que sur le papier. Les organes gouvernementaux et les fonctionnaires chargés de protéger les femmes ne sont pas dotés de ressources suffisantes et ne bénéficient pas du soutien requis pour mener leur travail à bien.

La loi relative à l’élimination de la violence contre les femmes, adoptée en 2009, a érigé en infraction toute une série d’actes violents envers les femmes et a constitué un tournant pour les droits des femmes. Des années plus tard, elle n’est mise en œuvre qu’irrégulièrement ; même quand des femmes osent signaler avoir été victimes de violences domestiques ou d’autres agressions, le taux de condamnation est terriblement faible.

Mais notre rapport n’est pas que pessimisme et désolation - il s’agit aussi d’une célébration de ces personnes courageuses. En gérant des centres d’accueil pour femmes, en réclamant la parité au sein du gouvernement ou en construisant un réseau étendu de groupes de la société civile, les Afghanes elles-mêmes se sont beaucoup battues pour obtenir certaines avancées de taille depuis 2001.

Ces avancées sont cependant désormais menacées, à mesure que les forces conservatrices gagnent du terrain en Afghanistan et que les fonds d’aide et l’intérêt de la communauté internationale pour le pays s’amenuisent. Ces dernières années, nous avons constaté une augmentation considérable des menaces, manœuvres d’intimidation et agressions visant ceux qui sont en première ligne du combat pour la promotion et la protection des droits des femmes. Si les talibans et d’autres groupes d’opposition armés sont responsables de la majorité des attaques, il est frappant de voir que les militantes sont menacées et agressées de toutes parts - par des chefs de guerre entretenant des liens avec les autorités, des représentants du gouvernement et même des membres de leur famille.

Le gouvernement afghan doit commencer à prendre ses responsabilités afin de sérieusement garantir la protection des défenseures des droits humains. Il convient d’adopter des mesures concrètes afin que toutes les allégations de menaces ou d’attaques contre les défenseures des droits humains qui sont signalées donnent lieu à des enquêtes et que les auteurs présumés soient traduits en justice. Il est par ailleurs urgent de renforcer les capacités d’action du ministère des Affaires féminines et des services qui en dépendent dans les provinces.

La communauté internationale a en outre un rôle crucial à jouer, et ne doit pas abandonner l’Afghanistan ni ceux qui mettent leur vie en jeu pour défendre les droits humains. Certaines avancées notables ont été soutenues par les donateurs internationaux depuis 2001, mais elles ont jusqu’à maintenant été limitées et ont été obtenues au coup par coup. À l’heure où les fonds d’aide se réduisent, les gouvernements internationaux doivent accorder une priorité élevée aux initiatives de soutien et à l’attribution de ressources aux défenseures des droits humains dans les zones du pays où règnent l’insécurité et l’instabilité.

L’Union européenne et plusieurs missions diplomatiques ont récemment lancé un programme qui semble prometteur. Une fois opérationnel, il proposera une protection d’urgence et un suivi continu aux défenseurs des droits. Cette stratégie n’a cependant pas encore été testée, et on ignore encore si sa mise en œuvre sera efficace.

Ce mardi 7 avril, j’ai eu la chance de me trouver à Kaboul pour effectuer le lancement de notre rapport avec plusieurs des militantes courageuses ayant particulièrement besoin que nous continuions à nous engager. Leur engagement est source d’inspiration, et nous donne de l’espoir pour l’avenir de l’Afghanistan. La prochaine fois que je serai en Afghanistan, j’espère que le gouvernement et ses soutiens internationaux auront traduit leurs paroles et leurs engagements en actes significatifs.

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