La crise humanitaire en Irak est considérée comme « l’une des plus étendues, complexes et explosives » au monde par le Bureau de la coordination des affaires humanitaires de l’ONU. Mais cette description pourtant très sombre ne rend pas compte de l’ampleur des souffrances endurées par les civils pris au piège du cycle de la violence et de l’impunité.
Au cours des deux dernières semaines, une équipe de chercheurs d’Amnesty International qui s’est rendue sur le terrain en Irak s’est entretenue avec des centaines de personnes déplacées à l’intérieur de leur pays. Ces dernières comptent parmi les 3,4 millions de personnes qui ont été forcées de s’enfuir de chez elles et qui vivent actuellement dans des communautés d’accueil, ainsi que dans des camps, des écoles, des mosquées et des bâtiments inachevés. Beaucoup vivent dans des conditions misérables et dans des lieux surpeuplés, sans véritable protection contre un soleil brûlant et des températures très élevées qui dépassent régulièrement les 50 degrés Celsius. Un grand nombre n’ont pas ou quasiment pas accès aux services essentiels.
Certaines des personnes que nous avons rencontrées avaient fui récemment pour échapper à la poursuite des opérations militaires, et d’autres étaient déplacées depuis plus de deux ans, à la suite de la prise de contrôle par le groupe armé qui se fait appeler État islamique (EI) de larges portions du territoire irakien en 2014. Beaucoup ne peuvent pas rentrer chez elles en raison de la poursuite des combats. D’autres attendent que les opérations de déminage soient terminées, ce qui permettra la reprise des services de base. Les Unités de mobilisation populaire (majoritairement des milices chiites) et les forces peshmergas (des forces armées du Kurdistan irakien) empêchent les autres de retourner dans des secteurs repris à EI ou dans des régions dont ce groupe n’a jamais pris le contrôle.
Chacune des familles avec lesquelles nous nous sommes entretenus nous a livré un récit poignant de la vie sous la férule d’EI, de leur fuite risquée, de leurs difficultés actuelles et de leurs inquiétudes quant à l’avenir.
Ahmed Alawi Abbas a perdu cinq de ses huit enfants après que la famille eut fui les combats dans le district de Hawija, dans le gouvernorat de Kirkouk. Il nous a raconté son périple mortel : « Nous sommes partis de notre village dans le sous-district de Riyad vers 1 h 30 du matin, le 1er juin. Nous étions 130, y compris ma femme et mes huit enfants. Nous n’avons pas pu utiliser la route principale parce que Daesh [l’acronyme arabe pour EI] tirait sur ceux qui fuyaient […] Nous avons dû marcher pendant environ neuf heures à travers les épineux, les herbes hautes, les vallées, les fossés remplis d’eau, les pierres […] Soudain, il y a eu une explosion, quelqu’un avait marché sur une mine, et 11 personnes sont mortes, parmi lesquelles ma femme et cinq de mes enfants. »
Sanaa, mère de cinq enfants, dont le plus âgé a 14 ans, est partie de nuit le 7 juillet, dans la région montagneuse de Baashiqa : « Comme des combattants de Daesh surveillaient le village, nous nous sommes faufilés pour en sortir. À mi-chemin, ma fille la plus jeune a commencé à pleurer, et ils [les combattants] nous ont entendus. Daesh a commencé à tirer en l’air, alors nous avons grimpé encore plus vite. J’avais les pieds et les chevilles en sang à cause des pierres et des buissons d’épineux. J’ai levé les yeux et j’ai vu des peshmergas qui nous ont fait signe de grimper et qui ont tendu les bras pour faire monter les enfants. Un de mes enfants a lâché un sac et j’ai cru que c’était ma petite fille qui tombait de la montagne. J’ai cru qu’elle était morte. J’étais pétrifiée. Un peshmerga m’a aidée à me hisser en haut de la montagne et m’a dit "vous êtes en sécurité maintenant", et je me suis évanouie tout de suite après. »
Pour d’autres personnes, ce dangereux périple s’est terminé par une arrestation, une disparition ou le meurtre de leurs proches.
Un homme que nous avons rencontré dans le camp pour personnes déplacées d’Amariyat al Falloujah, dans le gouvernorat d’Anbar, nous a raconté les épreuves qu’il a traversées quand il s’est enfui du sous-district de Saqlawiya, au nord de Falloujah, le 3 juin 2016 :
« Nous étions au moins 1 300 hommes avec nos femmes et nos enfants, et nous avons rencontré des forces [armées] juste avant le secteur de Shuhada. Nous avons cru que c’était l’armée, mais c’était en réalité les [brigades] Kataeb Hezbollah alignées avec Hashd (les Unités de mobilisation populaire).
Les hommes ont été séparés des femmes et des enfants, et des centaines d’entre eux n’ont jamais reparu. » Il a fait partie du groupe de 605 homme et garçons plus chanceux qui ont été transférés à Amariyat al Falloujah le 5 juin, après avoir été torturés et soumis à d’autres mauvais traitements. Plusieurs d’entre eux sont morts en détention. On ignore ce qu’il est advenu de 700 autres personnes qui vivaient dans ce secteur, mais on craint pour leur vie et leur sécurité.
Ceux qui ont survécu à EI et aux périples qu’ils ont entrepris pour échapper à ce groupe armé doivent à présent affronter un sombre avenir. Avec la poursuite des combats et les interdictions de revenir, ils ont peu de chances de pouvoir rentrer chez eux. En particulier, les personnes déplacées arabes et sunnites sont soumises à des restrictions arbitraires et discriminatoires de leur droit de circuler librement, autant dans le centre de l’Irak que dans le Kurdistan irakien. Pour obtenir l’autorisation de sortir des camps et d’entrer dans les villes, ils doivent passer par une multitude de démarches administratives, qui diffèrent d’un gouvernorat à l’autre et varient manifestement au gré de l’humeur des fonctionnaires et des hommes armés postés aux points de contrôle. Beaucoup ont besoin d’une autorisation spéciale rien que pour pouvoir sortir du camp afin de recevoir des soins médicaux essentiels.
Un père de six enfants a montré du doigt son village, visible depuis la bordure du camp de Dohuk pour personnes déplacées, en disant : « Ma femme et mes jeunes enfants vivent chez nous. Mon fils de 16 ans et moi ne sommes pas autorisés à les rejoindre, nous sommes des prisonniers dans ce camp [...] On m’a dit que c’était pour des raisons de sécurité. Comment peut-on vivre ainsi ? »
Compte tenu de l’intensification des opérations militaires en vue de l’assaut final contre Mossoul, deuxième ville irakienne et bastion d’EI, il est de plus en plus douteux que le gouvernement irakien et la communauté internationale soient en mesure de répondre de façon adéquate aux besoins humanitaires des civils qui fuient les violences. Pour éviter une catastrophe, des fonds internationaux supplémentaires doivent d’urgence être débloqués, et les autorités irakiennes doivent contrôler les forces de sécurité afin d’empêcher de nouvelles atteintes aux droits humains.
« Que va-t-il advenir de nous ? » demande une femme déplacée qui a fui le village d’Imam Gharbi, dans le gouvernorat de Ninewa, dans le nord-ouest du pays. Sa belle-sœur est morte en chemin et son neveu a été capturé par l’armée car il était soupçonné de soutenir EI. Pour elle, comme pour les millions d’autres personnes déplacées en Irak, la vie est devenue un combat quotidien, et elle ignore ce que l’avenir lui réserve.