Les États africains qui se sont abstenus lors du vote sur la Russie ne se sont pas couverts de gloire par Agnès Callamard et Deprose Muchena

Les États africains qui se sont abstenus lors du vote sur la Russie ne se sont pas couverts de gloire

Le 2 mars, l’Assemblée générale des Nations unies a voté une résolution [2] condamnant l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Le texte a été adopté par les États membres avec 141 voix pour, cinq voix contre et 35 abstentions. Le secrétaire général de l’ONU, António Guterres, a salué ce résultat, déclarant que le message de l’Assemblée générale sur la question était « fort et clair ».

Le message des États africains, cependant, a été mitigé. Vingt-huit d’entre eux seulement se sont prononcés contre la Russie, dont le Gabon, le Ghana, le Kenya et le Nigeria. Dix-sept autres se sont abstenus, y compris l’Afrique du Sud - un pays qui s’est construit sur de solides principes en matière de droits humains, après avoir subi l’injustice de l’apartheid imposé par la minorité blanche au pouvoir. Huit États n’ont pas enregistré de vote. Le nombre des abstentions a été élevé, représentant près d’un tiers des membres de l’Union africaine. L’Érythrée, dont le bilan déplorable en matière de droits humains est notamment marqué par de fréquentes arrestations arbitraires et disparitions forcées de personnes critiques envers le pouvoir, a voté contre la résolution.

Les abstentions ne sont pas rares dans ce théâtre de la realpolitik, mais d’autres dynamiques sont ici à l’œuvre. Le président sud-africain, Cyril Ramaphosa, a défendu la posture de neutralité adoptée par l’Afrique du Sud en faisant valoir qu’« en pareil cas », il fallait toujours chercher à parvenir à un règlement pacifique. Certains États ont justifié leur abstention en invoquant la duplicité de l’Occident : pourquoi personne n’a-t-il eu à rendre des comptes pour l’invasion de l’Irak, conduite par les États-Unis sous des prétextes fallacieux ? Comment le gouvernement israélien peut-il soumettre la population palestinienne à un apartheid sans susciter l’indignation de l’Occident ? Comment l’Arabie saoudite peut-elle bombarder des civils au Yémen et non seulement rester la bienvenue dans les sphères du pouvoir de l’Occident, mais encore lui acheter des armes ? Pourquoi est-il acceptable que le gouvernement français fasse savoir qu’il ne quittera le Mali qu’en son temps et qu’en son heure [3] ? Certains ont souligné, à juste titre, que les Africains morts lors de récents conflits armés étaient loin d’avoir suscité autant d’indignation en Occident que la guerre en Ukraine.

Si ces préoccupations sont légitimes, elles ne justifient pas le fait de traiter l’agression russe contre l’Ukraine comme une affaire qui concernerait uniquement l’Occident. C’est sur le droit international et les principes internationaux, et non sur le comportement de l’Occident, que doit se fonder la façon dont nous réagissons aux violations des droits humains. La réponse à apporter à la politique occidentale du « deux poids, deux mesures » doit être de la remettre en cause, pas de l’imiter, ni de tourner le dos. De plus, les répercussions politiques, économiques et sociales de l’agression russe montrent qu’elle n’est pas sans conséquences pour le continent africain.

Le document fondateur de l’ONU, la Charte des Nations unies, engage à « préserver les générations futures du fléau de la guerre ». À cette fin, la Charte interdit l’emploi de la force contre l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique de tout État. Pourtant, le respect de ces règles n’a cessé de décliner au fil des quelque 70 années qui se sont écoulées depuis leur adoption. Au nom de la « guerre contre le terrorisme », des États se sont adonnés à l’usage de la force partout dans le monde où leur chasse aux groupes non étatiques, avec lesquels ils se considèrent en guerre, les a conduits. Pour quel résultat ? Des limites de plus en plus floues entre la guerre et la paix, des conflits à travers la planète qui s’apparentent à des guerres mondialisées, et une érosion constante du droit international, ainsi que du système international, fondé sur des règles. Ces violations de la Charte des Nations unies n’ont jamais été aussi évidentes que lors de l’invasion de l’Irak par les États-Unis, qu’ils ont justifiée par l’argument infondé de la présence d’armes de destruction massive. Aujourd’hui, les conséquences de cette invasion se font encore sentir un peu partout en Irak, et bien au-delà.

L’invasion de l’Ukraine par la Russie est un acte grave. C’est un acte d’agression. C’est un conflit armé international, l’une des rares fois depuis l’invasion américaine de l’Irak au cours de ce siècle où il s’agit de façon évidente d’un conflit entre États. Les agissements de la Russie ont entraîné une crise des réfugiés qui s’aggrave chaque jour, et ils ont de très lourdes conséquences pour la vie, la sécurité et le bien-être de millions de personnes civiles. Amnesty International a déjà recueilli des éléments laissant à penser que des attaques s’apparentant à des crimes de guerre ont été menées contre des civils.

De plus, l’attaque russe contre l’Ukraine et la réponse de la communauté internationale à cette attaque ont une multitude de conséquences militaires, économiques et politiques qui vont affecter des gens dans le monde entier, y compris en Afrique, et tout particulièrement les personnes qui vivent déjà dans la pauvreté. Le prix des aliments de base, notamment des céréales, et du pétrole approche rapidement, voire dépasse, des niveaux qui n’ont pas été atteints depuis la crise alimentaire et énergétique de 2008.

À elles deux, la Russie et l’Ukraine représentent près d’un tiers des exportations mondiales de blé, les nations africaines faisant partie de leurs principaux acheteurs. Selon le Programme alimentaire mondial (PAM), la Russie et l’Ukraine pourvoient à 100 % des approvisionnements de l’Érythrée et à 66 % de ceux de l’Éthiopie. Ces deux derniers pays traversant déjà une crise humanitaire, en raison des conflits armés et de la sécheresse, les choses ne peuvent qu’empirer, pour une guerre menée loin de leurs côtes.

L’Afrique du Sud et les autres pays du continent africain qui sont moins dépendants du blé russe ou ukrainien verront tout de même les prix s’envoler à cause des fluctuations du marché mondial [4]. L’augmentation du prix du pétrole se répercutera directement sur les coûts de l’énergie à usage domestique et industriel, renchérissant les prix du transport, de l’électricité et des biens.

Pour le continent africain, déjà aux prises avec une reprise particulièrement laborieuse après la pandémie, la hausse des prix des denrées alimentaires et de l’énergie ne fera qu’aggraver les atteintes aux droits économiques et sociaux et à la dignité de la population. Les conséquences dramatiques de l’attaque de l’Ukraine par la Russie commencent donc à se faire sentir dans des endroits éloignés.

De plus, la guerre en Ukraine a des conséquences en matière de sécurité pour le continent. Selon certaines sources [5], la Russie elle-même a des accords de coopération militaire avec une vingtaine de pays africains. Le groupe Wagner [6]- tristement célèbre société russe de sécurité privée, accusée de violations des droits humains en République centrafricaine - étend sa présence un peu partout sur le continent.

Des réseaux de désinformation [7] liés à la Russie ont également été surpris à mener des activités sur Facebook et sur Instagram en République centrafricaine, au Mozambique, en République démocratique du Congo, en Côte d’Ivoire, au Cameroun, au Soudan et en Libye. Si elle n’est pas amenée à rendre des comptes, la Russie risque d’intensifier ces activités, contribuant à l’instabilité, à la militarisation et aux violations des droits humains partout en Afrique et au-delà.

Quelle que soit la sympathie que la Russie s’est attirée, lors d’une incarnation politique précédente, par son soutien aux mouvements anticoloniaux et à la lutte contre l’apartheid, cela ne change rien à la réalité : les agissements de la Russie à l’égard de l’Ukraine sont une violente agression contre la population de ce pays, ainsi qu’une violation flagrante de la souveraineté nationale et de l’intégrité d’un État.

La gratitude d’hier ne justifie pas l’impunité d’aujourd’hui. La référence du président Vladimir Poutine au « monde russe » (Rousski Mir), une quasi-idéologie, ainsi que son déni et son rejet répétés de l’existence de l’Ukraine, mettent directement en évidence le fait que des motifs territoriaux et politiques expansionnistes sous-tendent cette invasion. Les craintes de la Russie pour sa sécurité face à l’élargissement de l’OTAN ne peuvent servir de fondement juridique ou politique à une agression militaire.

Aucune nation ne devrait détourner les yeux de l’agression russe contre l’Ukraine, ni affirmer qu’il est préférable de rester neutre, face à la destruction injustifiée d’un pays et aux immenses souffrances infligées à sa population. Nul ne saurait prétendre à la neutralité devant des violations massives des droits humains et du droit humanitaire.
En refusant de jouer un rôle proactif à l’échelle mondiale à un moment critique à cause de la forte indignation liée au « deux poids, deux mesures » de l’Occident, les pays africains qui se sont abstenus le 2 mars ne se sont pas couverts de gloire. Ils manquent une occasion d’orienter les événements mondiaux, d’influencer la géopolitique, et même de faire preuve de leadership à une époque où peu d’États montrent la voie de manière crédible et cohérente au niveau mondial en matière de droits humains.

Ils devraient être préoccupés par le type de monde et de système international qu’annoncent l’agression russe et les violations des droits de la population ukrainienne. Ils devraient également, comme tout un chacun, s’inquiéter du fait que d’autres attendent dans les coulisses pour s’engager dans la même voie que la Russie - des puissances régionales ou mondiales potentielles, prêtes à s’appuyer sur le précédent russe. À une époque de grande ruée vers les ressources de l’Afrique, du sommet de ses montagnes au fond de ses océans, ce précédent est de mauvais augure pour l’avenir du continent.

Il ne fait aucun doute que, par cette agression, les autorités russes cherchent également à établir un nouvel ordre mondial - balayant les systèmes construits à la fin de la Seconde Guerre mondiale, à partir de la vague de décolonisation des années 1960 et après la chute du mur de Berlin. Mais elles cherchent à les remplacer par un système de pouvoir, et non un système de règles, par un ordre international fondé sur la force, et non sur les droits.

Faire preuve d’unité à l’échelle mondiale pour condamner l’attaque de la Russie contre la population ukrainienne est le seul moyen de protéger l’humanité en Ukraine, mais aussi au Mozambique, en Éthiopie, au Zimbabwe ou en RDC. C’est également le seul moyen de sauver et de commencer à reconstruire ce qu’il reste des structures et des règles internationales inefficaces qui auraient dû empêcher tous ces événements dramatiques de se produire. Amnesty International publiera son rapport annuel sur les droits humains dans le monde le 29 mars. Ce document présentera l’analyse la plus complète qui soit à l’heure actuelle de la situation des droits humains, couvrant quelque 159 pays, dont l’Ukraine.

Cet article a initialement été publié en version anglaise le 23 mars 2022 par le Mail & Guardian [8]

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