Homicides au Mexique : dommages collatéraux ou conséquence d’une politique de sécurité publique défaillante ? Par Erika Guevara-Rosas, directrice du programme Amériques à Amnesty International

Le 25 mars, dans la matinée, un jeune couple se rendait en voiture, avec ses trois filles et leur nièce, à Nuevo Laredo, une ville frontalière, quand un hélicoptère de la marine nationale mexicaine a ouvert le feu sur eux. Un grêle de balles tirées par du personnel du secrétariat à la Marine mexicain (SEMAR), s’est abattue sur eux, et la mère et deux de ses filles ont été tuées sur le coup.

Les autorités ont estimé que ces morts constituaient des « dommages collatéraux » résultant du conflit qui a fait plus de 200 000 morts au Mexique depuis la fin de 2006. Cette expression suggère qu’il y a une logique derrière les conflits armés et que cette attaque frontale est acceptable. Le fait d’utiliser cette notion de dommage collatéral dans un tel contexte revient à accepter implicitement que les forces armées jouent un rôle dans les opérations de sécurité publique.

Malheureusement, il ne s’agit pas là d’un cas isolé.

Ne serait-ce qu’au cours des dernières semaines, le SEMAR a attiré sur lui l’attention du public en raison des violations des droits humains qu’il a commises, et d’autres agissements illicites. Le 9 avril, la presse nationale a fait état de pratiques de corruptions en ce qui concerne le paiement de fournisseurs de la marine nationale mexicaine. Le 11 avril, les médias ont diffusé des images montrant un lycéen de 17 ans blessé par une balle perdue qui avait été tirée lors d’un affrontement entre des soldats de la marine nationale mexicaine et des individus armés à Matamoros, ville de l’État de Tamaulipas. Le SEMAR s’est refusé à tout commentaire à ce sujet. Le 17 avril, tôt le matin, la marine nationale mexicaine a attaqué par erreur des policiers de l’État de Jalisco, en procédant cette fois-là aussi à des tirs depuis des hélicoptères.

À la suite de la tragédie de Nuevo Laredo, la marine nationale mexicaine a diffusé deux communiqués dans le but de dissimuler ce qui s’était passé. Elle s’est tout d’abord abstenue de mentionner le fait que des membres de la famille étaient morts, puis elle a nié toute responsabilité dans cette attaque, avant même qu’une enquête ait été menée pour vérifier ce qu’il s’était passé.

Ce type de réaction est tout à fait caractéristique de l’atmosphère de secret que les forces armées veulent préserver du fait des violations des droits humains qu’elles commettent, et il met en lumière un mode opératoire comprenant le recours systématique à la force meurtrière ainsi qu’un mépris flagrant pour les normes internationales, à quoi s’ajoute l’absence de véritables mécanismes de reddition des comptes.

En 2014, à la suite d’une demande d’information déposée par des universitaires du Centre d’enquête et d’enseignement des sciences économiques (Centro de Investigación y Docencia Económicas) et de l’Université nationale autonome du Mexique (Universidad Nacional Autónoma de México), le secrétariat mexicain à la Défense nationale a révélé qu’il ne voulait plus publier d’informations relatives au nombre de personnes tuées lors de ses opérations et affirmé que cette recherche d’informations incombait aux autorités civiles, privant ainsi le grand public de son droit à l’information.

Cette politique est contraire aux normes internationales relatives aux droits humains et aux dispositions du manuel des forces armées mexicaines relatives à l’usage de la force, qui prévoient toutes clairement que l’État est tenu de communiquer le résultat de ses opérations, en particulier si la force meurtrière a été utilisée.

La marine nationale mexicaine a, en plus de son absence de transparence au sujet de ces faits, lancé une campagne de diffamation contre les proches des victimes – pratique qui devient de plus en plus courante –, qu’elle a accusés d’avoir menti dans le but de recevoir une indemnité financière.

Ce n’est pas la première fois que des représentants des forces armées discréditent des victimes d’atteintes aux droits humains, en l’absence de toute preuve, uniquement afin de les priver de leur droit à la vérité, à la justice et à des réparations. Ces dernières années, Amnesty International et d’autres organisations de défense des droits humains ont rassemblé des informations sur de nombreux cas marqués par cette pratique récurrente.

Dans un tel contexte, les victimes, leurs proches et les organisations qui les soutiennent ont mis en place des stratégies de résistance pour éviter une nouvelle victimisation et des atteintes supplémentaires à leurs droits fondamentaux. Dans la tragique affaire de Nuevo Laredo, il est indéniable que les éléments de preuve découverts et publiés par les médias ont joué un rôle crucial, grâce aux efforts déployés par les proches des victimes et des défenseurs des droits humains, en particulier le Comité de Derechos Humanos de Nuevo Laredo (CDHNL, Comité des droits humains de Nuevo Laredo).

La mobilisation des victimes et des organisations de la société civile a permis dans une très large mesure d’accroître la pression exercée par le grand public et d’amener le bureau du procureur général à mener une enquête sur ces faits.

Le rapport du bureau du procureur général, qui a été rendu public le 6 avril, reconnaît que la marine nationale mexicaine est responsable de ce qui s’est passé, mais cela ne représente qu’une première étape vers une enquête exhaustive, indépendante et impartiale qui doit aboutir à ce que les droits des victimes soient respectés. L’enquête doit permettre d’identifier les responsables, y compris parmi les personnes exerçant des fonctions de commandement, et de les déférer à la justice dans le cadre d’un procès équitable devant des tribunaux civils, faute de quoi cette affaire viendra alimenter le bilan désastreux du pays en ce qui concerne l’impunité.

Amnesty International met en garde depuis de nombreuses années contre les graves conséquences en matière de droits humains d’une militarisation des politiques relatives à la sécurité publique. En décembre, Amnesty International a adressé au président Enrique Peña Nieto une lettre dans laquelle elle se disait préoccupée par l’adoption de la Loi relative à la sécurité intérieure (Ley de Seguridad Interior) et demandait qu’elle fasse l’objet d’un veto.

Cette loi normalise la notion de « dommage collatéral » ainsi que certaines pratiques fréquentes au Mexique qui violent les droits humains telles que la dissimulation de preuves, l’opacité et l’utilisation de techniques et équipements militaires à des fins de sécurité nationale.

Compte tenu de la tragédie qui a récemment eu lieu à Nuevo Laredo, Amnesty International réitère une fois de plus l’appel qu’elle a lancé aux autorités mexicaines afin qu’elles cessent de confier aux forces armées des missions liées à la sécurité publique, pour lesquelles elles n’ont pas été formées et ne rendent pas de comptes. La sécurité publique ne doit pas constituer un champ de bataille sur lequel, pour reprendre les termes employés par la marine nationale mexicaine, des milliers de vies sont perdues « de façon accidentelle ».

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