Iran : stop la persécution des familles qui cherchent la vérité et la justice sur leur proches morts

Les autorités iraniennes doivent mettre un terme à leur campagne cruelle de harcèlement et d’intimidation visant les familles de personnes mortes en détention dans des circonstances suspectes, ont déclaré Amnesty International, le Centre pour les droits de l’homme en Iran, Human Rights Watch et Justice for Iran mardi 13 mars.

Les quatre organisations de défense des droits humains ont exprimé leur préoccupation concernant les représailles auxquelles les familles endeuillées s’exposent lorsqu’elles réclament vérité et justice. Elles ont de nouveau demandé aux autorités de créer une commission d’enquête indépendante et d’inviter les rapporteurs spéciaux des Nations unies sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants et sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires à se rendre en Iran. S’il existe suffisamment d’éléments de preuve pour attester d’homicides illégaux dans des lieux de détention, les autorités devront veiller à ce que les responsables présumés soient poursuivis et, s’ils sont déclarés coupables, sanctionnés.

Les autorités doivent aussi lever immédiatement l’interdiction de voyager prononcée contre Maryam Mombeini, la femme du militant écologiste irano-canadien Kavous Seyed-Emami, mort en détention début 2018, et lui permettre de rejoindre sa famille au Canada.

Depuis décembre 2017, au moins cinq personnes sont mortes en détention. Dans les cas de Sina Ghanbari, Vahid Heydari et Kavous Seyed-Emami, les autorités ont annoncé immédiatement qu’il s’agissait de suicides, ce qu’ont vivement contesté les proches des détenus et des organisations de défense des droits humains. Un quatrième homme, Saro Ghahremani, aurait, selon les autorités, été abattu lors d’un affrontement armé avec les forces de sécurité. Sa famille a elle aussi contesté la version officielle et soutient qu’il est mort en détention après avoir été arrêté lors des manifestations qui ont eu lieu en décembre 2017 dans tout le pays. Elle affirme que le corps présentait des traces de torture.

Le cas le plus récent est celui de Mohammad Raji, un membre de l’ordre des derviches Gonabadi, qui sont persécutés en Iran. Mohammad Raji a été arrêté le 20 février, lorsqu’une manifestation pacifique de derviches Gonabadi à Téhéran a été dispersée avec violence. Environ deux semaines plus tard, le 4 mars, la police a informé sa famille qu’il était mort des suites de blessures causées par des coups répétés à la tête.

On ignore encore les circonstances précises de son décès, y compris le lieu et le moment exacts, ainsi que les détails concernant la cause de sa mort. Les autorités ont seulement déclaré qu’il avait été mortellement blessé au cours des affrontements qui ont éclaté le 19 février entre les derviches qui manifestaient et les forces de sécurité, et qu’il était mort soit lors de son transfert à l’hôpital Baqiyatallah, soit après son admission à l’hôpital. La famille de Mohammad Raji a souligné qu’il était blessé, mais vivant, au moment de son arrestation. Elle s’est déclarée indignée de ne pas avoir été informée de ce qui lui était arrivé et de l’endroit où il se trouvait pendant les deux semaines qui ont suivi son arrestation et choquée par le refus des autorités de clarifier la chronologie des événements qui ont conduit à sa mort.

Dans ces cinq cas, les autorités judiciaires et les forces de sécurité ont menacé les familles en deuil pour étouffer leurs demandes de vérité et de justice. Elles ont également lancé ce qui ressemble à une campagne organisée visant à dissimuler toute preuve de torture, mauvais traitements et homicides illégaux tout en diffamant publiquement les défunts.

Harcèlement et intimidation systématiques des familles et de leurs avocats et campagnes de dénigrement

Des familles de victimes ont fait l’objet de diverses formes de harcèlement et d’intimidation, même avant d’avoir été informées de la mort de leur proche. Leurs avocats ont également reçu des menaces pour avoir engagé des poursuites et ils ont subi des pressions visant à les dissuader d’offrir leur assistance juridique. Dans au moins un cas, un avocat a même été arrêté pour avoir parlé à la presse.

Ce n’est que deux semaines après l’arrestation de Kavous Seyed-Emami, le 24 janvier 2018, que Maryam Mombeini, sa femme, a été informée de ce qui lui était arrivé et de l’endroit où il se trouvait. Le 9 février, le Bureau du procureur à Téhéran l’a appelée pour qu’elle rende visite à son mari à la prison d’Evin. Une fois là-bas, elle a été conduite dans une salle d’interrogatoire et questionnée pendant près de trois heures. Selon ses dires, un représentant du Bureau du procureur et trois agents de l’unité de renseignement du Corps des gardiens de la révolution islamique (CGRI) l’ont bombardée de questions sur les activités de son mari en faveur de l’environnement et sur ses divers contacts personnels et professionnels. Elle a également subi des pressions visant à lui faire signer une déclaration dans laquelle elle « avouait » que son mari était un « espion », ce qu’elle a refusé de faire. Selon ses déclarations, les personnes qui l’interrogeaient ont réagi en lui criant dessus, en l’insultant et en la menaçant d’incarcération. Pour ses interlocuteurs, sa résistance indiquait qu’elle était elle aussi une « espionne entraînée ».

Les autorités lui ont finalement appris la mort de son mari de manière soudaine et cruelle. D’après la famille, une fois l’interrogatoire terminé, on lui a annoncé : « Vous pouvez maintenant voir votre mari. Juste une chose : il est mort, il s’est suicidé dans sa cellule. »

Les autorités l’ont ensuite forcée à signer un papier indiquant qu’elle s’engageait à ne pas parler aux médias, avant de la conduire à la morgue pour voir le corps de son mari. Si elle parlait aux médias, lui a-t-on dit, les membres de sa famille seraient en danger et « il pourrait leur arriver n’importe quoi ». Maryam Mombeini a également signalé que le représentant du Bureau du procureur et les pasdaran (gardiens de la révolution) auraient proféré des menaces qui pouvaient laisser entendre qu’ils étaient complices de la mort de Kavous Seyed-Emami et qui contredisaient donc la thèse du suicide. Ils auraient notamment dit que, si des membres de sa famille s’adressaient aux médias, « ils seraient conduits au même endroit que son mari ».

Les jours suivants, alors que la nouvelle de la mort de Kavous Seyed-Emami suscitait l’indignation générale, le harcèlement s’est intensifié. Le fils de la victime, Ramin Seyed-Emami, a dit avoir reçu en une semaine plus de 100 messages sur son téléphone et sur ses comptes de réseaux sociaux le menaçant de mort et exigeant qu’il abandonne l’affaire et qu’il cesse d’en parler publiquement.

Des agents du CGRI ont effectué deux perquisitions au domicile familial, les 24 et 26 janvier. Ils ont saisi de nombreux biens (titres de propriété, appareils électroniques, albums photo et voitures, notamment) et menacé les membres de la famille de les dépouiller de tous leurs actifs s’ils intentaient une action en justice. Le harcèlement n’a pas seulement touché la famille de la victime, mais aussi leurs deux voisins dans l’immeuble : les pasdaran ont fait irruption chez eux et ils ont confisqué un ordinateur chez l’un et en ont endommagé un chez l’autre.

Le 12 ou le 13 février, plusieurs agents du CGRI ont rendu visite au frère de Kavous Seyed-Emami et l’ont forcé à enregistrer une vidéo dans laquelle il déclarait avoir vu le corps de son frère et penser qu’il s’était suicidé.

Cette vidéo a été diffusée à la télévision publique iranienne le 15 février, dans une émission au cours de laquelle Kavous Seyed-Emami était accusé à tort de prétendre étudier le guépard asiatique pour faire de l’espionnage dans des zones stratégiquement sensibles. L’émission ne donnait aucune preuve de cette accusation et bafouait la présomption d’innocence et d’autres garanties d’une procédure régulière. La famille de Kavous Seyed-Emami a par la suite déclaré que la vidéo avait été filmée sous la contrainte et que le frère de la victime n’était pas en mesure de déterminer la cause de la mort. Il pouvait en réalité seulement confirmer que le corps du défunt présentait des ecchymoses, mais il ne lui a pas été permis de le déclarer face à la caméra.

Les autorités ont également créé un climat d’intimidation autour de la cérémonie organisée le 21 février à la mémoire de Kavous Seyed-Emami. Selon la famille, la cérémonie s’est déroulée sous une forte présence policière, dont faisaient partie de façon visible les agents du CGRI qui avaient fait irruption au domicile familial.

Le 7 mars, lorsque la famille du défunt a tenté de quitter le pays, les autorités ont empêché Maryam Mombeini d’accompagner ses deux fils et lui ont interdit de voyager. Selon une déclaration faite par la famille, Maryam Mombeini souffre de problèmes de santé graves depuis la mort de son mari et elle a dû être hospitalisée régulièrement pour des crises de panique.

Les proches d’autres personnes mortes récemment en détention ont subi le même traitement de la part des représentants du Bureau du procureur et des services de renseignement et de sécurité. Dans le cas de Saro Ghahremani, qui, selon sa famille, est mort début janvier dans un centre de détention du ministère du Renseignement à Sanandaj, dans la province du Kurdistan, les autorités ont diffusé le 14 janvier sur les chaînes publiques une émission dans laquelle le père de la victime « reconnaissait » que son fils participait à « un mouvement armé contre-révolutionnaire ». La famille s’est par la suite rétractée en affirmant que la déclaration avait été filmée sous la contrainte. Des représentants du ministère du Renseignement ont également menacé la famille à plusieurs reprises pour la dissuader de porter plainte et de parler aux médias.

Les autorités ont contraint les proches de Mohammad Raji à l’enterrer à 2 heures du matin le 6 mars en présence des forces de police au cimetière d’Aligudarz, dans la province du Lorestan. Elles les ont aussi menacés de les arrêter s’ils continuaient de parler aux médias.

Dans le cas de Vahid Heydari, mort début janvier dans des circonstances suspectes à la prison d’Arak, dans la province de Markazi, les autorités n’ont pas cessé de harceler la famille pour qu’elle garde le silence. L’avocat spécialisé dans la défense des droits humains Mohammad Najafi a lui aussi été arrêté, à titre de représailles : il avait dénoncé la mort en détention de Vahid Heydari et signalé que son corps portait des traces de torture et d’autres mauvais traitements, notamment des coupures et des ecchymoses. Mohammad Najafi est maintenu en détention à la prison d’Arak depuis son arrestation le 16 janvier et doit répondre de plusieurs chefs d’accusation fallacieux relatifs à la sécurité nationale.

Quant à Sina Ghanbari, les autorités ont profité du tabou qui entoure la question de la toxicomanie pour porter atteinte à sa réputation. Elles l’ont accusé d’être « un toxicomane », sans préciser en quoi cette déclaration, même si elle était avérée, serait liée aux circonstances de sa mort. Une mise en garde a été adressée à la famille concernant le fait de parler aux médias et aux organisations de défense des droits humains. Elle a également subi des pressions visant à lui faire annuler les dispositions prises pour organiser une cérémonie commémorative ouverte au public.

Élimination d’éléments potentiellement compromettants

Non seulement les autorités ont harcelé et tenté d’intimider les familles de manière répétée, mais elles semblent aussi avoir cherché à éliminer des preuves de torture, de mauvais traitements et d’homicides illégaux en détention. Elles ont invariablement rejeté les demandes des familles qui souhaitaient récupérer le corps de leur proche, sauf si celles-ci acceptaient de l’enterrer immédiatement sans tenter d’obtenir une autopsie indépendante.

La famille de Mohammad Raji a été informée de sa mort le 4 mars et s’est vu intimer l’ordre de l’enterrer le soir même. Face au refus de la famille, les autorités ont menacé de ne pas lui remettre le corps. Le 6 mars, des informations ont laissé entendre que la famille avait été obligée d’enterrer le corps discrètement la nuit précédente en présence des forces de sécurité et de renseignement. Les autorités ont dit à la famille que l’institut médico-légal public, qui intervient sous la supervision du pouvoir judiciaire, avait réalisé une autopsie et que les résultats seraient connus dans les deux mois.

La famille de Kavous Seyed-Emami a elle aussi été informée, le 12 février, que l’institut médico-légal public avait effectué une autopsie et qu’il faudrait quatre à six semaines pour obtenir les résultats.

Les autorités n’ont, dans aucun des deux cas, prévenu les familles qu’une autopsie allait être réalisée ni autorisé leurs avocats à y assister ou à avoir accès aux documents afférents. Ce comportement laisse craindre que les autorités interviennent illégalement et modifient ou dissimulent indûment une partie des résultats de l’autopsie. Les autorités iraniennes ont en outre refusé de laisser les familles, les avocats et d’autres parties concernées visionner les images filmées par les caméras de surveillance dans les instants ayant précédé et suivi la mort des détenus dans leur cellule.

Dans le cas de Kavous Seyed-Emami, l’un de ses fils, Ramin, et leurs deux avocats ont été autorisés à regarder un extrait de ces images le 12 février. Cependant, dans une déclaration publiée le 14 février, Ramin Seyed-Emami a affirmé que l’extrait auquel il avait eu accès n’incluait pas le moment de la mort : « Tout ce que j’ai pu voir, c’est que mon père était nerveux et agité. Il n’était pas lui-même. Il allait et venait dans la cellule [puis] il est entré dans une autre pièce qui, selon ce qu’on nous a dit, serait la “salle de bain” […] Sept heures plus tard, un corps a été sorti de cette pièce. » Les autorités ont rejeté la demande des avocats d’avoir accès à la totalité des vidéos et d’inspecter la pièce où Kavous Seyed-Emami serait mort. L’extrait visionné par Ramin Seyed-Emami a apparemment été montré à plusieurs parlementaires le 12 février, qui ont eux aussi fait remarquer qu’il n’apportait aucune preuve attestant d’un suicide.

En ce qui concerne Sina Ghanbari, décédé début janvier dans des circonstances suspectes à la prison d’Evin, à Téhéran, seule une délégation de parlementaires qui s’est rendue à la prison le 30 janvier a eu accès à un extrait des images filmées par les caméras de vidéosurveillance. Les membres de la délégation ont donné des informations contradictoires sur le contenu de cet extrait et sur la question de savoir s’il apportait ou non une preuve du suicide présumé de Sina Ghanbari.

Le 30 janvier, Allahyar Malekshahi, le président de la Commission judiciaire et juridique du Parlement, a dit à l’Agence de presse de la République islamique (IRNA) que la délégation avait visionné la vidéo du suicide de Sina Ghanbari. Pourtant, Alireza Rahimi, un autre député, que la vidéo montrait seulement Sina Ghanbari entrant dans la salle de bain, où son corps a été découvert deux heures plus tard.

Absence d’enquêtes indépendantes et transparentes

Le 14 février, le président Hassan Rouhani a nommé une commission, composée de la vice-présidente chargée des questions juridiques et des ministres de l’Intérieur, du Renseignement et de la Justice, pour enquêter sur les « regrettables événements qui ont eu lieu récemment », selon ses termes, dans des centres de détention en Iran.

Cette commission ne répond cependant pas aux exigences d’impartialité et d’indépendance prévues par le droit international et les normes internationales. Conformément aux Principes des Nations Unies relatifs à la prévention efficace des exécutions extrajudiciaires, arbitraires et sommaires et aux moyens d’enquêter efficacement sur ces exécutions, les membres d’une commission d’enquête « seront choisis pour leur impartialité, leur compétence et leur indépendance personnelle. Ils seront, en particulier, indépendants à l’égard de toute institution ou personne qui peut faire l’objet de l’enquête » (Principe no 11).

La commission mise sur pied par Hassan Rouhani ne respecte ni le critère de transparence ni celui d’efficacité. Ses attributions de la commission et les procédures qu’elle doit suivre demeurent inconnues. La commission n’est pas soumise au regard du public ni tenue de garantir la participation et la protection des familles durant l’enquête. Rien ne semble l’obliger non plus à faire connaître ses résultats ni les fondements factuels et juridiques sur lesquels ils se basent.

L’absence d’enquête indépendante, impartiale et transparente de la part des autorités iraniennes sur ces récentes morts en détention s’inscrit dans le contexte d’impunité qui règne depuis longtemps dans le pays.

Droit international et normes internationales

Le droit de ne pas être arbitrairement privé de la vie est un droit fondamental universellement reconnu. Le devoir d’enquêter sur de potentiels homicides illégaux est essentiel à la défense du droit à la vie. Ce devoir concrétise l’obligation de respecter et de protéger le droit à la vie, renforce l’obligation de rendre des comptes et favorise les recours contre d’éventuelles violations de ce droit fondamental. Le non-respect de ce devoir d’enquête constitue une atteinte au droit à la vie. Enquêter et poursuivre les auteurs présumés en justice est essentiel pour prévenir de futures violations des droits humains et promouvoir l’obligation de rendre des comptes, la justice, le droit à un recours, à la vérité et à l’état de droit.

Aux termes du Protocole type pour les enquêtes judiciaires concernant les exécutions extrajudiciaires, arbitraires et sommaires (Protocole de Minnesota), « les enquêtes prendront, au minimum, toutes les mesures raisonnables pour : a) identifier les victimes ; b) recueillir et préserver tous les éléments de preuve matériels pouvant attester des causes de la mort, de l’identité des auteurs et des circonstances de la mort ; c) identifier les éventuels témoins et obtenir leur déposition concernant la mort et les circonstances qui l’entourent ; d) déterminer la cause, la manière, le lieu, le moment et les circonstances de la mort ; et e) identifier les personnes impliquées dans la mort et leur responsabilité individuelle » (paragraphe 25).

Le protocole stipule que l’efficacité des enquêtes passe par la participation des familles : « L’État doit permettre à tous les proches de participer réellement à l’enquête, sans compromettre pour autant son intégrité. Les proches du défunt doivent être sollicités […] et informés des progrès de l’enquête en temps voulu, quelle que soit la phase de l’enquête. […] Les membres de la famille doivent être protégés contre tout mauvais traitement, toute intimidation ou toute sanction pour avoir participé à une enquête ou cherché à obtenir des informations concernant un défunt » (paragraphes 35 et 36).

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