Josep Borrell s’opposera-t-il à la tendance anti-droits humains ? Par Eve Geddie, directrice du Bureau européen d’Amnesty International

J’ai regardé avec attention la poignée de mains entre la haute représentante de l’Union européenne Federica Mogherini et Vitalina Koval, militante ukrainienne des droits des personnes lesbiennes, gays, bisexuelles, transgenres et intersexuées (LGBTI). Deux femmes courageuses ayant beaucoup en commun, à commencer par le fait d’avoir toutes deux subi et combattu des attaques liées au genre en raison de leur exposition au public.

Cette rencontre extraordinaire a eu lieu en août, lors de la réunion informelle des ministres des Affaires étrangères de l’UE à Helsinki. C’était probablement la première fois que des ministres des Affaires étrangères se retrouvaient autour de la même table que des militantes des droits humains venues du monde entier. Ces femmes victimes de campagnes de dénigrement, de menaces et de violence ont pu dire en face aux responsables politiques ce qu’elles avaient besoin que l’UE fasse pour mieux les protéger.

Cette rencontre novatrice et de haut niveau incarnait ce que pourrait être la politique de l’Union européenne à l’égard des défenseurs des droits humains, et ce que nous espérons qu’elle sera sous l’égide du nouveau haut représentant, Josep Borrell. La poignée de mains a affiché publiquement le soutien de l’UE à Vitalina et montré à ceux qui l’ont attaquée en Ukraine que, au plus haut niveau politique, l’UE ne laissera pas de tels agissements se dérouler en toute impunité.

C’était une rencontre extraordinaire, mais malheureusement aussi une rencontre rare.

Dans un rapport publié récemment, Amnesty International estime que l’engagement pris par l’UE de protéger et soutenir les défenseurs des droits humains comme Vitalina dans sa politique étrangère n’est pas toujours respecté, ni entre les pays ni même à l’intérieur de chacun. Ce document examine l’action de l’UE en faveur des défenseurs des droits humains au Burundi, en Chine, au Honduras, en Russie et en Arabie saoudite à partir de discussions avec des militants et des diplomates européens.

Ces défaillances sont particulièrement problématiques actuellement, au moment où l’on observe un recul des droits humains dans de nombreux pays du monde. Les défenseurs des droits humains sont en première ligne de ce recul car ils sont confrontés à des attaques, des lois restrictives, des campagnes de dénigrement et une surveillance dans le cadre d’une répression qui ne cesse de se durcir. Vitalina Koval a elle-même été agressée lors d’une manifestation organisée à l’occasion de la Journée internationale de la femme en mars 2018, où des personnes l’ont aspergée de peinture rouge qui lui a causé des brûlures chimiques aux yeux. Elles ont ensuite diffusé sur les réseaux sociaux des menaces de violences supplémentaires visant Vitalina et d’autres militants, et deux d’entre eux ont été suivis jusqu’à leur domicile et roués de coups.

Dans tous les pays examinés, les défenseurs des droits humains ont confirmé à Amnesty International les effets positifs du soutien de l’UE sur leurs activités et leur vie face à la répression. Cependant, leurs témoignages révèlent aussi que l’absence de stratégie et les incohérences manifestes de la politique européenne concernant les droits humains réduisent souvent l’efficacité des mesures pour soutenir les personnes qui défendent ces droits.

Les restrictions croissantes qui étouffent la société civile en Arabie saoudite n’ont pas suscité de réponse claire de la part de l’UE, dont les interventions publiques en faveur des militants du pays sont rares voire inexistantes. Par comparaison, en dépit de la complexité des relations avec la Chine, l’UE fait preuve de bien plus de diplomatie publique pour évoquer les cas de défenseurs des droits humains victimes de harcèlement, de détention arbitraire et de torture.

Quand Mohammed al Otaibi, un défenseur saoudien des droits humains, a été expulsé de force du Qatar alors qu’il s’était vu octroyer un visa humanitaire par la Norvège, les États membres de l’UE ne sont pas intervenus pour le défendre, l’exposant ainsi davantage à l’injustice.

Le rapport d’Amnesty International souligne également les nombreuses initiatives positives et novatrices de l’UE en faveur des défenseurs des droits humains, telles que des financements pour la formation à la sécurité numérique et une utilisation ciblée des réseaux sociaux pour contrer les campagnes de dénigrement.

L’impact potentiel de l’action de l’UE s’est notamment révélé récemment, lorsque deux éminents défenseurs russes des droits humains, Oyoub Titiev et Valentina Tcherevatenko, ont fait l’objet de poursuites sur la base d’accusations infondées. Les interventions de haut niveau, cohérentes et coordonnées de l’UE ont joué un rôle dans la décision des autorités de réduire les charges retenues contre Oyoub Titiev, et même de les abandonner pour Valentina Tcherevatenko. 

Toutefois, sous l’égide du nouveau haut représentant, ces actions positives doivent être intégrées dans une stratégie et entreprises systématiquement plutôt qu’au cas par cas. L’UE et ses États membres doivent définir une approche claire pour défendre les défenseurs, en tenant leurs engagements à l’égard des droits humains dans tous les aspects de l’action extérieure de l’UE.

Pour cela, il faut des plans d’action nationaux axés sur les résultats, des stratégies globales de communication sur la façon dont l’UE évoque les cas de défenseurs des droits humains, et des initiatives pour mutualiser les diverses politiques en matière de droits humains concernant les droits des femmes, des personnes LGBTI et des peuples autochtones. Tous ces efforts doivent s’inspirer du travail des personnes qui défendent les droits sur le terrain.

Nous espérons voir le nouveau haut représentant intégrer l’action en faveur des défenseurs dans une politique étrangère européenne cohérente et unifiée ces prochaines années – et voir les diplomates européens défendre activement les défenseurs, aussi bien dans le cadre de leur travail quotidien au sein des délégations de l’UE que lors des sommets et des visites de haut niveau.

Il faut que les ministres des Affaires étrangères de l’Union européenne affichent leur volonté de soutenir et de protéger les défenseurs des droits humains à travers les conclusions du Conseil des affaires étrangères, en apportant un soutien politique crucial au plus haut niveau pour honorer énergiquement les engagements de l’UE envers ces militants.

Nous avons souvent vu l’UE défendre les droits humains – même si elle ne fait pas son maximum actuellement pour les défenseurs en danger.

Pourtant, cette extraordinaire poignée de mains à Helsinki nous prouve qu’il est encore possible d’obtenir de nombreuses avancées supplémentaires lorsque les personnes qui défendent les droits humains sur le terrain bénéficient de l’appui de celles qui sont dans les allées du pouvoir.

Cet article a été publié par le journal en ligne EUobserver : https://euobserver.com/opinion/146154

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