Nous attendons. Tout le monde ressent un mélange d’espoir et de nervosité. Le juge vient de revenir dans la salle d’audience, et il commence à parler. Comme je ne parle pas le polonais, je ne comprends pas ce qu’il dit. Dans la salle, en dehors du son de sa voix, on n’entend pas un bruit, comme si tout le monde retenait son souffle.
Je suis arrivée il y a quelques jours, pensant que j’allais simplement assister à l’une des audiences dans cette affaire mettant en cause 14 femmes qui se sont élevées contre le fascisme en Pologne, en 2017. Mais à présent, j’ai l’impression qu’il s’agit de la plus importante audience de ce procès. C’est lors de cette audience que le juge va dire s’il estime qu’elles sont ou non coupables d’obstruction à un rassemblement licite, cette charge ayant été retenue contre elles uniquement parce qu’elles ont protesté contre la haine. Cela fait presque un an maintenant que j’ai pour la première fois rencontré ce groupe de femmes courageuses. Elles m’ont patiemment raconté en détail cette soirée inoubliable de novembre, lors de laquelle elles se sont élevées contre le fascisme.
C’était le 11 novembre 2017, à Varsovie, lors de la Marche de l’indépendance. Depuis quelques années, cet événement annuel, apparemment organisé pour célébrer l’indépendance de la Pologne, est entaché par la présence de groupes nationalistes qui proclament que « l’Europe sera blanche ou désertée », affichent des symboles racistes et fascistes, et défilent avec des torches et en faisant exploser des pétards dans les rues de Varsovie. En 2017, ces femmes ont décidé qu’il était temps de réagir.
Quand elles ont déployé leur banderole proclamant « Halte au fascisme », leur manifestation pacifique contre la haine a provoqué la colère de certains des participants au défilé. Une vidéo montre des personnes qui réagissent en donnant des coups de pied, en crachant et en hurlant sur ces femmes. Ils nous ont traitées de « salopes », de « crapules de gauche » et de « putains » ; ils nous ont poussées, bousculées, attrapées par le cou et traînées sur les pavés, ce qui nous a valu des contusions et des coupures. L’une de ces femmes a perdu connaissance après qu’on l’a laissée tomber par terre, et elle a eu besoin de soins médicaux.
Les autorités ont dans un premier temps clos l’enquête sur ces agressions pour un motif absurde, mais comme ces femmes ont fait appel, en février 2019, un juge a ordonné que l’enquête sur ces violences soit rouverte. Or, ce qui est un comble, c’est qu’elles ont elles-mêmes été accusées d’obstruction à un rassemblement licite et condamnées à payer une amende. C’est alors qu’a commencé leur combat pour la justice.
Ce n’est pas seulement pour elles-mêmes que ces femmes ont livré ce combat, mais aussi pour les centaines, si ce n’est les milliers, d’autres manifestants qui ont subi le même sort après avoir dénoncé des violations des droits humains lors de rassemblements à travers la Pologne.
Presque deux ans plus tard, nous voilà donc réunis dans cette salle d’audience à Varsovie. À 13 heures, certaines de ces femmes ont comparu devant le juge.
Deux témoins ont ensuite été appelés à la barre : un policier et un agent de sécurité du défilé. J’ai reconnu dans leur récit des détails concernant le déroulement des événements en question : l’agression subie par ces femmes, les coups de pied, les insultes, l’arrivée de la police seulement après que ces femmes elles-mêmes l’eurent appelée ; l’ambulance qui a pris en charge celle qui a perdu connaissance : le fait que ces femmes ont essayé de dénoncer les violences commises contre elles, mais qu’elles ont à la place de cela été elles-mêmes mises en cause.
Je regarde ces femmes et je vois sur leur visage un mélange de courage et de nervosité. Qui ne ressentirait pas la même chose ? Nous nous demandons tous comment cette affaire va se terminer.
En entendant leur avocat mettre un point final à sa plaidoirie, je me suis souvenue de ce qu’il m’avait dit il y a un an : « J’ai du mal à croire qu’à Varsovie, une ville qui a été rasée par les fascistes lors de l’insurrection de Varsovie [en 1944], on peut voir des fascistes défiler dans le centre-ville et des gens déclarés coupables d’avoir essayé de les stopper. »
L’une après l’autre, ces femmes se sont levées, et ont décliné leur identité et annoncé avec fierté qu’elles voulaient être déclarées « non coupables ». Kinga, qui est la dernière à avoir parlé, a expliqué de façon abrupte et émouvante ce qui l’avait poussée à s’élever contre la haine ce soir-là : « Mon grand-père a été blessé pendant la bataille de 39 […] Ma mère est allée à l’insurrection […] Mon beau-père était dans l’Armée de l’intérieur à Kielce […] Ma grand-mère a travaillé dans un hôpital. Ils sont tous morts maintenant et j’en suis heureuse, car je n’aimerais pas qu’ils voient ce qui se passe actuellement. »
Lors du prononcé du jugement, je n’ai pas compris ce qui se disait, mais je n’ai pas pu m’empêcher de garder les doigts croisés, comme si cela pouvait influencer le cours des choses ! Mais je ne savais pas quoi faire d’autre à ce moment-là. Et soudain, j’ai entendu un grand soupir de soulagement dans la salle. Je me suis tournée vers ma collègue, lui demandant : « Qu’a-t-il dit ? » Et elle a confirmé : « Elles ont été déclarées non coupables ! Elles ont été déclarées non coupables ! »
Le juge a confirmé leurs droits à la liberté d’expression et à la liberté de réunion et, ce qui est très important, il a dit aux femmes : « Vous aviez raison. »
Quand il a eu fini de parler, un tonnerre d’applaudissements a retenti dans la salle.
J’étais très émue ! Tout comme de nombreuses autres personnes, j’ai toujours été très admirative de la détermination de ces femmes, qui n’ont jamais baissé les bras. Pendant deux ans, elles se sont battues contre des accusations dont elles n’auraient jamais dû faire l’objet, et un juge a finalement compris à quel point il était important de défendre ce qui est juste.
Ce jour-là, justice a été rendue non seulement pour ces 14 femmes, mais aussi pour tous les manifestants qui, ces dernières années, on fait l’objet d’accusations et de sanctions similaires parce qu’ils avaient défendu leurs droits.
Les centaines de milliers de lettres, de signatures et d’appels qui ont été envoyés aux autorités polonaises par des militants d’Amnesty du monde entier ont aussi compté. De même que les centaines de messages de solidarité qui ont encouragé ces femmes à poursuivre leur combat !
Cette affaire a débuté dans un climat d’injustice, mais finalement la justice est passée, faisant savoir que le fascisme et la haine ne seront pas tolérés en Pologne.
Cet article a été initialement publié par Euronews [1].