L’extraordinaire fuite d’une famille hors de la Syrie

Par Maha Abu Shama, chargée d’action sur la Syrie à Amnesty International

L’histoire choquante d’une famille contrainte à quitter la Syrie pour gagner la Jordanie voisine, échangeant sa maison de Tasil pour le camp de transition d’al Ramtha, qui accueille des réfugiés syriens. Afin de préserver leur sécurité, nous ne révèlerons pas la véritable identité de ces personnes.

Le 8 février 2012, l’armée syrienne a lancé une opération de sécurité contre le village de Tasil (sud du pays), mettant brusquement fin à trois mois de quiétude relative pour Mohammed, Salma et les autres villageois.

Vers 9 heures du matin, 22 tanks ont encerclé le village. Ils ont commencé à pilonner à l’aveugle. Les combattants de l’Armée syrienne libre, qui selon Mohammed protégeaient jusque là le village, n’ont pas été en mesure de repousser l’assaut de l’armée.

« Je venais d’habiller mon gamin et m’apprêtais à quitter la maison pour l’emmener à l’école, lorsque l’armée est arrivée. Quand j’ai ouvert la porte, mon voisin m’a dit : " où allez-vous ? Rentrez chez vous, on nous attaque " », a expliqué Salma.

« J’ai amené les enfants chez ma belle-sœur, qui n’habite pas loin. Mohammed, qui est recherché, se cachait dans un espace de stockage souterrain situé au centre du village. Je soutenais les activités de mon mari mais j’ai toujours eu peur que quelque chose de grave ne lui arrive. »

Mohammed a poursuivi : « J’avais déjà été arrêté à trois reprises pour avoir pris part aux manifestations. J’ai été roué de coups en détention. Si vous êtes un militant ou êtes recherché, il ne faut pas rester chez vous. Maintenant j’aimerais mieux mourir qu’être de nouveau arrêté. »

Mohammed et Salma m’ont dit que depuis cette incursion du 8 février, 32 personnes ont été tuées dans le village. Les dépouilles de seulement trois d’entre elles ont été remises à leur famille. « Ils ne rendent plus les corps aux familles. »

Depuis la mi-mars 2011, il semble que les invasions de villages du gouvernorat de Deraa soient devenues très communes, le but étant d’étouffer le soulèvement syrien.

Les conversations quotidiennes des habitants de Deraa sont parcourues de récits illustrant le mépris terrifiant des autorités pour la vie, la dignité et les revendications humaines.

Comme le disent Salma et Mohammed, « il n’y aurait pas assez de pages pour écrire tout ce que nous avons vu et entendu ».

Ils m’ont parlé de Ramzat al Amer, qui a reçu une balle dans le rein alors qu’il était à moto, tentant de se rendre auprès de son père pour le mettre en garde contre l’attaque.

Ils ont aussi évoqué Ahmed al Belili, un homme âgé qui a été tué.

« Ils l’ont arrêté alors qu’ils frappaient à toutes les portes. Lorsqu’ils ont eu fini de le frapper et de l’insulter, ils lui ont dit de courir retrouver ses enfants. Tandis qu’il commençait à s’éloigner en marchant, ils se sont mis à lui tirer dessus, lui criant : " Cours mon gars ! Cours !" Il était âgé et blessé, et ne pouvait donc pas courir suffisamment vite. Ils lui ont tiré dans la poitrine. Son corps est resté dans la rue jusqu’au lendemain, car les gens avaient trop peur d’être abattus s’ils essayaient de le récupérer. »

Ils ont compté les maisons et les magasins qui ont été pillés et brûlés.

« Lorsqu’une attaque a lieu, nous, les femmes, nous portons tout notre or et nos bijoux, et nous cachons notre argent dans nos habits, pour empêcher que les forces de sécurité et l’armée ne les volent pendant les raids », a déclaré Salma.

Mohammed et Salma m’ont dit qu’ils ont été contraints à chercher refuge en Jordanie. Cela devenait de plus en plus dangereux pour Mohammed de rester, car il logeait des membres de l’Armée syrienne libre.

Le périple a été long, semé d’embûches et dangereux. Le 15 février, alors qu’il faisait nuit, ils ont quitté Tasil à pied en passant par les fermes qui entourent le village.

« J’ai enfilé des habits noirs et donné trois cuillerées de somnifère à mes deux plus jeunes fils. J’avais peur qu’ils se mettent à pleurer et alertent ainsi les forces de sécurité. Mon fils aîné, qui a cinq ans, m’a demandé de lui en donner, et j’ai répondu : " Non, parce qu’on a besoin que tu marches ". Nous ne pouvions pas le porter – il est trop lourd », a-t-elle ajouté.

Dans un village voisin, ils sont arrivés à trouver un taxi qui leur a conseillé un chemin détourné menant à la frontière et permettant d’éviter les postes de contrôle.

Avant qu’ils ne tentent de passer la frontière, on les a prévenus que trois hommes ayant essayé de fuir en Jordanie avaient été tués la nuit précédente par des garde-frontières syriens.

L’homme qui les a aidés à franchir la frontière les a avertis que c’était à eux de voir s’ils souhaitaient continuer, mais même avec leurs enfants, c’est un risque qu’ils étaient prêts à prendre.

Soixante mètres séparent semble-t-il les côtés syrien et jordanien de la frontière – une bande de terre hérissée de fils barbelés et de talus abrupts.

« Ces 60 mètres sont les plus dangereux. Si les gardes de la sécurité syrienne des frontières vous repèrent, ils tirent. Nous les avons traversés en rampant à quatre pattes afin de ne pas être vus », a déclaré Mohammed.

« Dès que nous sommes arrivés en Jordanie, l’armée jordanienne s’est précipitée vers nous pour nous aider. Mon fils de cinq ans a pris peur et s’est mis à hurler " la sécurité...la sécurité ! " Je l’ai calmé en lui disant : " N’aie pas peur, mon fils, ce sont les Jordaniens, pas les Syriens. " ».

Avertissement : les autorités syriennes refusant de laisser entrer des observateurs internationaux indépendants des droits humains dans le pays, Amnesty International n’est pas en mesure de confirmer de manière indépendante les témoignages des personnes ayant fui la Syrie.

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