Sri Lanka : Où est passée la volonté politique de rendre justice ? Par Yasasmin Kaviratne, en charge de recherches, de communications et de campagnes à Amnesty International

Le gouvernement qui a accédé au pouvoir en 2015 s’était engagé auprès du Conseil des droits de l’homme des Nations unies à enquêter sur les allégations de violations des droits humains et du droit international humanitaire. Nous le voyons revenir sur ces promesses pour des motifs éculés de « sécurité nationale ».

« Papa, aide-moi, les forces de l’ordre m’encerclent », ce sont les derniers mots désespérés de Ragihar à son père Kasipillai Manoharan. Puis, un énorme bruit, la déflagration d’une grenade, qui a mis fin à l’appel téléphonique. Kasipillai Manoharan tentait alors de rejoindre Ragihar là où il lui avait indiqué qu’il se trouverait – sur le front de mer Dutch Bay à Trincomalee. Alors qu’il s’approchait, des militaires lui ont barré le passage, l’ont frappé et ont pointé leurs armes sur lui. Il a ensuite entendu des cris et vu la lueur de coups de feu. Quelques heures plus tard, il était à la morgue et identifiait le corps criblé de balles de son fils.

Treize ans plus tard, Kasipillai Manoharan et les familles de quatre autres jeunes gens tués ce jour-là attendent toujours d’obtenir justice.

L’affaire des « cinq de Trinco », comme elle a été baptisée, illustre les lacunes du système judiciaire pénal du Sri Lanka et l’impunité persistante pour les crimes relevant du droit international et les violations des droits humains. Il y a eu une multitude de commissions et de recommandations. Des engagements ont été clairement pris au Conseil des droits de l’homme de l’ONU. Et pourtant la justice s’avère toujours aussi insaisissable lorsqu’il s’agit de charniers, de torture, d’exécutions extrajudiciaires, de disparitions forcées et autres horreurs qui ont dévasté des villages entiers durant le conflit interne qui a fait rage pendant 26 ans.

L’affaire des « cinq de Trinco », comme elle a été baptisée, illustre les lacunes du système judiciaire pénal du Sri Lanka et l’impunité persistante pour les crimes relevant du droit international et les violations des droits humains.

L’histoire du Sri Lanka est marquée par une impunité bien ancrée. Les crimes commis durant les deux soulèvements de la jeunesse à la fin des années 1970 et dans les années 1980, puis durant le conflit armé interne, n’ont jamais été sanctionnés. Les gouvernements successifs ont promis de mener des investigations et de poursuivre toutes les personnes soupçonnées d’être pénalement responsables, mais ont tous échoué. La tentation est forte de se résigner à cette culture de l’impunité ; pourtant, il est possible de sortir de cette sinistre situation.

Renforcer les enquêtes pénales

La première étape vers l’apaisement consiste à mettre en place des institutions impartiales, équitables et responsables. Il faut de toute urgence renforcer les enquêtes pénales, consolider le bureau du procureur général et encourager une justice farouchement indépendante. Depuis trop longtemps, la justice pénale au Sri Lanka est entachée par une approche sélective et une négligence criante vis-à-vis d’affaires emblématiques.

Depuis trop longtemps, la justice pénale au Sri Lanka est entachée par une approche sélective et une négligence criante vis-à-vis d’affaires emblématiques.

Comme vous vous en souvenez sans doute, la disparition de Prageeth Eknaligoda et les meurtres de Lasantha Wickrematunge et Wasim Thajudeen furent mis en avant lors des campagnes électorales par des responsables politiques qui promettaient de rompre définitivement avec le passé. Dans le cas de Prageeth, l’armée ne coopère pas avec l’enquête de la police judiciaire, refusant de dévoiler des informations cruciales pour des raisons de « sécurité nationale ». La police judiciaire aurait retrouvé sa trace dans un camp militaire à Giritale et pourtant, neuf ans après sa disparition, toujours aucune inculpation.

Si des progrès sont à saluer au niveau de la résolution 30/1 du Conseil des droits de l’homme des Nations unies, ils sont d’une lenteur effarante. Quant à l’obligation de rendre des comptes, rien – ou presque – à signaler. L’attitude du gouvernement vis-à-vis de l’avancement de la justice rappelle un vieil adage cingalais : Hingannage thuwale (La plaie d’un mendiant ne guérit jamais).

Des centaines de parents ont vu leurs enfants pour la dernière fois il y a près de 10 ans, en mai 2009. Il leur était demandé de les remettre, ainsi que d’autres membres de la famille, à l’armée pour un « filtrage » ; ils ne les ont jamais revus.

Des centaines de parents ont vu leurs enfants pour la dernière fois il y a près de 10 ans, en mai 2009. Il leur était demandé de les remettre, ainsi que d’autres membres de la famille, à l’armée pour un « filtrage » ; ils ne les ont jamais revus. Beaucoup s’accrochent encore à l’espoir que leurs enfants sont toujours en vie, enfermés dans un centre de détention secret. D’autres ont abandonné tout espoir de voir leur famille réunie et s’efforcent d’accepter l’insoutenable, à savoir qu’ils ont sans doute été tués. Les uns et les autres ont droit à des réponses.

Nous ne connaissons toujours pas le nom de tous ceux qui ont été enlevés à leurs proches ce jour-là. Cela fait presque trois ans que le tribunal de Mullaitivu a ordonné à la 58e division de l’armée du Sri Lanka de transmettre la liste de toutes les personnes qui se sont rendues. L’armée n’a pas obtempéré. Le gouvernement donnera-t-il suite aux demandes des parents ? Le président Maithripala Sirisena publiera-t-il la liste des noms ?

Réformer pour lutter contre l’impunité

Force est de constater la même absence de volonté politique lorsqu’il s’agit du sort des disparus. À son crédit, le gouvernement a mis en place le Bureau des personnes disparues, qui a publié un rapport provisoire important, porteur de recommandations essentielles, notamment sur la nécessité de garantir des investigations et des poursuites rapides et efficaces concernant les disparitions forcées et de garantir leur non-répétition. Mais ces recommandations seront-elles mises en œuvre ? Nous avons vu les rouages de l’appareil d’État entrer rapidement en mouvement s’agissant de lutter contre les pots-de-vin et la corruption, mais rien qui puisse approcher la même détermination lorsqu’il s’agit de remédier aux violations des droits humains.

Dans le cas des « cinq de Trinco », les témoins qui ont survécu ont peur de se faire connaître et de témoigner. L’ancien ministre de la Loi et de l’Ordre Sagala Ratnayake a répondu à une question sur Twitter, affirmant que l’affaire peut se poursuivre car les nouvelles réformes autorisent l’utilisation de Skype pour apporter des preuves depuis une mission sri-lankaise à l’étranger.

Cependant, cette révision de la législation sur la protection des témoins et des victimes ne suffit pas, puisque les témoins ne se sentent pas en sécurité pour se rendre dans les missions sri-lankaises et livrer des éléments de preuve. La loi doit encore être modifiée si le gouvernement souhaite réellement lutter contre l’impunité.

Autre exemple, la Loi relative à la prévention du terrorisme (PTA), un texte draconien qui bafoue le droit international à divers titres. En 2019, il reste inscrit dans la législation et n’est toujours pas abrogé. Or, le projet de loi relatif à la lutte contre le terrorisme n’est pas le changement que les Sri-Lankais appellent de leurs vœux. De bien des façons, ces deux textes de loi présentent des abus similaires : ils confèrent tous deux des pouvoirs disproportionnés aux responsables de l’application des lois et proposent des définitions vagues des actes constituant des infractions.

Le gouvernement qui a accédé au pouvoir en 2015 s’était engagé auprès du Conseil des droits de l’homme des Nations unies à enquêter sur les allégations de violations des droits humains et du droit international humanitaire. Nous le voyons revenir sur ces promesses pour des motifs éculés de « sécurité nationale ». Si la sécurité nationale est un enjeu majeur, elle ne doit pas servir d’excuse pour protéger des criminels.

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