Elle était la seule femme sur l’estrade. Entourée d’hommes en uniforme la toisant de leur regard austère. Cette femme âgée d’une soixantaine d’années, originaire de la province indonésienne de Nanggroe Aceh Darussalam, avait été traînée devant la foule pour être punie parce qu’elle vendait soi-disant de l’alcool. Vêtue d’une tunique blanche et d’un ample voile qui dissimulait son visage, elle était tout aussi anonyme que la silhouette encapuchonnée qui se dressait au-dessus d’elle, brandissant une canne. Au total, elle a reçu 30 coups, devenant ainsi la première non-musulmane à recevoir des coups de canne en Aceh depuis que les autorités indonésiennes y ont introduit une version controversée de la charia (loi islamique).
Toutefois, ce n’était pas la première femme à subir ce châtiment cruel et inhumain. Une vidéo filmée en décembre 2015, largement diffusée, montre une femme musulmane plus jeune recevoir des coups de canne parce qu’elle se serait laissée aller à une « étroite proximité » avec un homme qui n’était pas son époux. Dans cette vidéo, on la voit pousser un cri de douleur à chaque coup qui lui fouette le dos. Avant que la canne ne soit brandie une cinquième fois, elle tombe en avant, la tête la première, sur l’estrade, incapable de supporter plus longtemps la douleur.
Lorsque le président indonésien Joko Widodo, également appelé « Jokowi », se rendra en Europe cette semaine, ce sera en tant que leader d’un pays comptant plus de 250 millions d’habitants et d’une économie de près de 800 milliards d’euros, qui devrait continuer de connaître au cours des cinq prochaines années une croissance de plus de 5 %. Après des rencontres en Allemagne, il sera reçu par de hauts responsables à Bruxelles, avant d’être accueilli par le ministre britannique des Finances George Osborne pendant deux jours. Il terminera sa tournée à La Haye, aux Pays-Bas, siège de la justice internationale.
Ce serait une imposture si, dans leurs entretiens avec le président Joko Widodo, les leaders européens n’associaient pas leur intérêt pour l’économie florissante du pays à des questions sur les tenaces problèmes relatifs aux droits humains.
Lorsqu’il a été élu en 2014, le président Joko Widodo a pris une série d’engagements envers ces droits, avivant les espoirs de changement – et suscitant des comparaisons avec la rhétorique du président américain Barack Obama, allant au-delà de celles sur la ressemblance physique entre les deux hommes. Il a promis de faire face aux violations historiques des droits humains, de protéger la liberté de religion, de combattre l’intolérance, de mettre en œuvre les réformes de la police, de défendre les droits des femmes et de protéger les populations autochtones. Sur la plupart de ces sujets, et d’autres, Amnesty International a constaté une évolution inquiétante qui ne va pas dans le bon sens.
Comme nous l’avons exposé dans notre rapport annuel sur la peine de mort, en 2015, année au cours de laquelle le nombre de pays dans le monde ayant aboli ce châtiment est devenu majoritaire, l’Indonésie a exécuté 14 personnes. Durant les premières semaines suivant son accession au pouvoir, le président Joko Widodo n’a pas donné suite aux demandes de grâce en leur faveur. Au mois d’avril, le procureur général indonésien a annoncé que 10 autres personnes allaient être exécutées. Il a même réussi à décrocher un budget pour ces exécutions.
Cependant, le président Joko Widodo n’est pas totalement hermétique à l’injustice inhérente à la peine de mort. Dans des affaires impliquant des Indonésiens condamnés à mort à l’étranger, notamment en Arabie saoudite et en Malaisie, son gouvernement les a soutenus. Hélas, en Indonésie, le président insiste sur le caractère dissuasif de la peine de mort, notion qui ne s’appuie sur aucune preuve crédible. Dans certains cas, les condamnations à mort prononcées par les tribunaux indonésiens étaient le fruit de procédures entachées de graves irrégularités. D’après nos estimations, plus de 180 personnes se trouvent actuellement dans le quartier des condamnés à mort en Indonésie.
Les prisons indonésiennes accueillent également de nouveaux prisonniers d’opinion, brisant l’espoir de nouvelles libérations qu’avait fait naître celle en 2015 de Filep Karma, manifestant pacifique incarcéré depuis plus de 10 ans.
Au mois d’avril, le militant politique Steven Itlay a été inculpé de « rébellion » et encourt la détention à perpétuité. Johan Teterissa, ancien instituteur et militant politique de la province des Moluques, est toujours derrière les barreaux, huit ans après son arrestation. Son crime ? Avoir organisé une manifestation pacifique, accompli une danse guerrière traditionnelle et déployé un drapeau des Moluques interdit.
À la connaissance d’Amnesty International, 29 prisonniers d’opinion sont détenus aux Moluques, et 27 autres en Papouasie, région située à l’extrême-est du pays qui connaît des troubles. Pour le seul mois d’avril, la police y a procédé à des arrestations lors de manifestations pacifiques dans sept villes différentes. Force est de constater que l’Indonésie semble loin de rompre avec son passé. En effet, comme en attestent les coups infligés à cette femme âgée d’une soixantaine d’années la semaine dernière, l’ampleur des violations des droits humains en Indonésie ne cesse de croître.
Les dirigeants européens qui s’apprêtent à rencontrer le président Joko Widodo cette semaine pourraient envisager de lui demander le nom de cette femme, et de lui demander s’il se souvient des engagements pleins d’espoir auxquels il a souscrits vis-à-vis de millions d’autres Indonésiens il y a deux ans.
Cet article a été initialement publié sur le site de Newsweek.