Il y a 30 ans jour pour jour, juste après que Nelson Mandela a prêté serment en tant que premier président démocratiquement élu au suffrage universel en Afrique du Sud, j’ai assisté à un événement qui me donne encore la chair de poule. Dans un bruit assourdissant, un escadron de chasse a survolé à basse altitude la foule parmi laquelle je me trouvais. Instinctivement, nous avons sursauté. Ensuite, quatre gigantesques hélicoptères Oryx sont passés juste au-dessus de nos têtes, transportant chacun un immense drapeau de cette nouvelle Afrique du Sud et, là, nous avons pris conscience de ce qui était en train de se dérouler. L’armée et l’État qui la contrôlait n’étaient plus les ennemis du peuple : ils appartenaient désormais au peuple.
« Peut-être que notre passage obscur sur Terre a maintenant un peu plus de sens. »
Après avoir obtenu mon diplôme, je suis retourné en Afrique du Sud pour travailler avec le Congrès national africain (ANC) au moment où ce mouvement de libération opérait sa transition pour devenir un parti politique, puis constituer un gouvernement. Cela faisait longtemps que je participais activement au mouvement anti-apartheid au Royaume-Uni et j’étais rempli d’un idéalisme juvénile qui, bien que mis à mal depuis, ne m’a jamais quitté. En réalité, la puissance de cette journée d’investiture et le combat qui l’avait précédée sont restés une source d’inspiration inépuisable pour le militant que je suis.
Lorsque Nelson Mandela a été libéré de prison en 1992, le poète sud-africain Breyten Breytenbach a écrit : « Peut-être que notre passage obscur sur Terre a maintenant un peu plus de sens. » Et ces mots n’ont jamais paru plus vrais que lorsque Mandela a été investi, en direct sous les yeux de plus d’un milliard de téléspectateurs et téléspectatrices. Malheureusement, au cours des trois décennies qui se sont écoulées depuis, ils n’ont fait que sonner faux.
Un lointain souvenir
Non seulement cet immense élan d’optimisme mondial n’a jamais été égalé, mais ce moment semble n’être aujourd’hui qu’un lointain souvenir, alors que le monde est englué dans des conflits qui paraissent insolubles et que la guerre à Gaza se poursuit depuis près de sept mois.
Si l’investiture de Mandela a été l’apogée du développement humain, la situation mondiale actuelle est l’un des pires épisodes de l’histoire récente. Néanmoins, malgré l’ombre du découragement qui plane aujourd’hui, cette journée en Afrique du Sud et le mouvement qui l’a rendue possible peuvent encore nous inspirer des enseignements et susciter de l’espoir.
Les représentations simplistes de la « naissance miraculeuse » de la nation qualifiée d’arc-en-ciel masquent le fait que cette journée de 1994 a été le point culminant d’une gestation longue et douloureuse.
Pour comprendre comment ce jour a pu naître, il est indispensable d’avoir conscience du concours de circonstances qui s’est produit entre les facteurs historiques et les facteurs politiques à l’œuvre. La chute du mur de Berlin moins de cinq ans auparavant avait modifié la dynamique des blocs opposés par la guerre froide, réduisant ainsi l’appui dont bénéficiait l’apartheid au sein de certains gouvernements occidentaux, qui considéraient auparavant ce système comme un rempart contre la menace supposée du communisme. L’impact des boycotts se faisait profondément sentir et la clameur de l’approbation internationale était de plus en plus vive. S’ajoutait à cela le fait que la lutte anti-apartheid au niveau local approchait du zénith, grâce à une population éduquée à la politique et unifiée autour d’un objectif unique et clair, sous la houlette de dirigeants dotés d’une intégrité, de principes et d’une probité remarquables.
Les représentations simplistes de la « naissance miraculeuse » de la nation qualifiée d’arc-en-ciel masquent le fait que cette journée de 1994 a été le point culminant d’une gestation longue et douloureuse. L’ANC avait été créé 82 ans plus tôt et le mouvement de libération s’inscrivait dans plusieurs décennies de campagne, de lutte et de sacrifice.
En effet, on oublie un peu trop facilement que le pays a frôlé de près la guerre civile, même dans les mois, semaines et jours de tension qui ont précédé le scrutin. Moi qui travaillais avec l’ANC à l’époque, je peux vous assurer qu’à bien des moments, jusqu’au jour de l’élection elle-même, la bataille paraissait perdue d’avance. Comme le disait Mandela : « Cela semble toujours impossible, jusqu’à ce qu’on le fasse. »
L’histoire en marche
La veille de l’élection, à minuit, j’ai vu le nouveau drapeau hissé au-dessus du parlement, au Cap. Quelques jours plus tard, lors de l’annonce des résultats à Grand Parade, dans cette même ville, une vague d’émotion a submergé la foule. Une semaine après cette annonce, des membres du personnel de l’ANC et moi-même nous sommes entassés dans une Toyota en piteux état pour nous rendre à Pretoria et voir l’histoire en marche.
Au moment de son investiture, j’étais convaincu que la politique pouvait changer le monde
Pour moi, Nelson Mandela avait toujours été présent dans mon esprit, depuis aussi loin que je m’en souvienne, et le combat de l’Afrique du Sud pour la liberté était le fondement de mon expérience politique. Quand je me rendais en Afrique du Sud dans mon enfance, j’observais, depuis mon lit pliant sur le balcon de mes grands-parents, les faibles lumières de Robben Island, au milieu de l’océan obscur, et je pensais à lui. J’avais fait des exposés sur l’apartheid à l’école et j’avais défilé, manifesté et fait campagne pendant tellement d’années. En 1990, lorsqu’on a appris que Mandela allait être libéré, j’ai foncé à Trafalgar Square, à Londres, pour fêter l’événement et, le lendemain, je suis resté rivé à mon écran de télé pour tenter de l’apercevoir enfin.
Au moment de son investiture, j’étais convaincu que la politique pouvait changer le monde. Mais à mesure que la promesse d’une véritable transformation en profondeur, telle qu’inscrite dans la Charte pour la liberté de l’ANC, s’évanouissait, j’ai redirigé mon énergie vers le travail de campagne local, puis vers le journalisme. Que ce soit sur la place Tahrir, au Caire, lors du Printemps arabe ou à Zuccotti Park, à New York, dans le cadre du mouvement Occupy, j’ai eu l’occasion de ressentir le même élan qu’en Afrique du Sud, mais les limites du journalisme devenant de plus en plus manifestes, je suis revenu au travail de campagne.
Où sont les Mandela d’aujourd’hui ?
On pourrait se demander où sont les Mandela d’aujourd’hui. Certes, il n’y en aura probablement jamais d’autre comme lui, mais de nombreuses personnes dans le monde suivent son exemple. J’ai eu le privilège d’en rencontrer beaucoup et même de collaborer avec elles depuis que j’ai commencé à travailler à Amnesty International, il y a 10 ans. Leur parcours et leur combat ne font peut-être pas les gros titres, mais, chaque jour, de courageux militant·e·s et défenseur·e·s des droits humains, poètes ou poétesses et personnalités politiques, musicien·ne·s et journalistes se dressent contre l’injustice. Et chaque année, nous célébrons leurs victoires.
Ce qu’il se passe en Afrique du Sud depuis trois décennies – les faux pas et les échecs – ne saurait ternir l’éclat de ce jour plein de promesses, qui a illuminé le monde alors que la guerre froide venait de s’achever.
Nous vivons une époque sombre, mais de cette journée nous pouvons encore tirer une force, même 30 ans après. Aucun changement n’est facile ni rapide. Cependant, celles et ceux qui ont été témoins de la puissance extraordinaire du mouvement de libération sud-africain ne se contentent pas de croire qu’un changement est possible, ils en sont convaincus.