Des militantes en Amérique latine luttent pour garantir l’accès à un avortement sécurisé dans un monde marqué par la pandémie de COVID-19 Josefina Salomón, journaliste indépendante et Christopher Alford, chargé de campagne à Amnesty International pour les droits économiques, sociaux et culturels dans les Amériques

Amériques droits des femmes

Depuis plusieurs décennies, les militantes des droits des femmes mènent partout en Amérique latine un âpre combat pour que les droits sexuels et reproductifs, notamment l’accès à un avortement sécurisé, soient une réalité pour toutes les femmes. Au cours des cinq derniers mois, cette bataille s’est muée en guerre.

Les chiffres sont très inquiétants depuis longtemps. Mais en raison de l’épidémie de coronavirus, ils sont devenus catastrophiques, avec de sombres perspectives pour l’avenir.

Ces cinq derniers mois, les chiffres, qui était déjà très élevés, de la violence contre les femmes ont augmenté de façon exponentielle [1] à travers le monde. Des pays comme le Chili et le Mexique ont fait état [2] d’une augmentation de plus de 50 % des appels reçus par les permanences téléphoniques pour les femmes victimes de violences.

Les experts sont préoccupés par le fait que de nombreuses femmes sont bloquées chez elles avec les personnes qui les maltraitent, sans accès à un téléphone, à un ordinateur ou à une personne qu’elles pourraient contacter pour demander de l’aide ou un soutien.

Les mesures de confinement forcé et les autres obstacles à la mobilité ont également empêché de nombreuses femmes d’avoir accès à une assistance médicale de base, notamment à des soins de santé sexuelle et reproductive, à une contraception et à un avortement sécurisé.

L’ONU a brossé un sombre tableau de l’avenir. Selon ses dernières estimations [3], les mesures de confinement appliquées sur plus de six mois risquent d’empêcher 47 millions de femmes de par le monde d’avoir accès à une contraception. Cela risque de conduire à environ sept millions de grossesses non désirées supplémentaires. Un grand nombre d’entre elles pourraient survenir en Amérique latine, où l’accès à un avortement sécurisé a été limité [4] par des lois draconiennes et par le manque d’information.

Les spécialistes et les personnes qui travaillent en première ligne craignent que ces femmes, qui sont prises au piège dans le cercle vicieux de la marginalisation et de la violence, ne recourent à des interventions dangereuses pour leur santé et qui peuvent mettre leur vie en péril. Les conséquences en sont terrifiantes. Mais partout en Amérique latine, les militantes relèvent le défi et mettent en place des stratégies pour aider les femmes qui ont besoin d’une aide.

« Les choses ont beaucoup changé »

Johana Cepeda, infirmière et militante des droits humains colombienne, dit que la pandémie a accru les nombreuses difficultés auxquelles de nombreuses femmes étaient déjà confrontées quand elles essayaient d’obtenir un avortement sécurisé.

L’interruption volontaire de grossesse n’est légale en Colombie que dans trois circonstances particulières qui ont été approuvées [5] par la Cour constitutionnelle du pays en 2006 : quand la vie ou la santé de la femme est en danger, quand la grossesse résulte d’un viol, et en cas de malformation mortelle du fœtus.

« Les obstacles qui empêchent les femmes d’y avoir accès comprennent le manque d’information et une mauvaise interprétation des clauses de la décision de justice relatives à la santé. De nombreuses personnes considèrent que le concept de "santé" se limite au fait d’avoir une maladie, alors qu’il couvre plus largement le bien-être physique, mental et social », a expliqué Johana Cepeda.

En Colombie, la plupart des établissements de santé qui proposent des services d’avortement sont situés dans des centres urbains. Comme une grande partie de la population [6] vit en zone rurale, la situation géographique fait souvent partie des facteurs qui empêchent les femmes d’avoir accès à des soins de santé.

La prise de rendez-vous avec un médecin se fait généralement par téléphone ou par internet. Mais depuis le début de la pandémie et les mesures de confinement qui ont suivi, de nombreuses femmes se sont retrouvées dans des situations de violence domestique ou de manque d’intimité les empêchant de demander de l’aide de façon confidentielle.

« Pour les femmes qui sont isolées ou qui vivent avec un partenaire violent qui les maltraite ou qui contrôle leurs décisions, le simple fait de demander des informations devient très difficile, a expliqué Johana Cepeda. Les mesures de confinement strict rendent les déplacements très difficiles pour les femmes. Pour beaucoup d’entre elles, si un policier les interpelle et leur demande où elles vont, il n’est pas facile de dire qu’elles vont demander un avortement. »

Le Collectif pour la vie et la santé des femmes, une organisation féministe qui apporte un soutien aux femmes qui ont besoin de recourir à un avortement légal en Colombie, a réuni des informations sur 30 cas de femmes [7] qui ont été confrontées à des obstacles quand elles ont voulu obtenir un avortement, entre le mois de mars et la fin du mois de mai 2020. Le nombre de cas non signalés est probablement beaucoup plus élevé. Cette organisation a découvert [8] que les établissements de soins de santé privés et publics considèrent comme non prioritaires tous les problèmes de santé qui ne sont pas liés à la pandémie de coronavirus, alors même que certains cas, comme les cas de grossesse non désirée, nécessitent tout particulièrement une prise en charge rapide.

« Pour les femmes qui sont isolées ou qui vivent avec un partenaire violent qui les maltraite ou qui contrôle leurs décisions, le simple fait de demander des informations devient très difficile. Les mesures de confinement strict rendent les déplacements très difficiles pour les femmes. Pour beaucoup d’entre elles, si un policier les interpelle et leur demande où elles vont, il n’est pas facile de dire qu’elles vont demander un avortement. »

La situation est identique dans d’autres pays de la région. Au Chili, l’avortement est également autorisé depuis 2017 dans trois circonstances seulement : quand la grossesse résulte d’un viol, quand la vie de la femme enceinte est en danger, et dans les cas de malformation mortelle du fœtus. Or, même dans de telles circonstances, la femme qui demande un avortement doit obtenir l’approbation de deux médecins spécialistes. Les militantes estiment que ces obligations représentent des obstacles qui mettent la vie des femmes en danger.

Gloria Maira, militante des droits humains et coordinatrice de la Plateforme d’action pour l’avortement au Chili, un réseau d’organisations et de militant·e·s œuvrant en faveur du droit des femmes à l’accès à un avortement sécurisé, a déclaré que malgré la loi adoptée récemment, il est toujours très difficile d’avoir accès à l’avortement dans le pays.

« De nombreux obstacles limitent pour les femmes la possibilité de prendre librement une décision, a déclaré Gloria Maira. Le manque d’information au sujet de la législation, les problèmes concernant sa mise en œuvre et les difficultés liées à reconnaissance des motifs pour lesquels elles demandent un avortement, en font partie. L’application de la loi a été minimale. »

La moitié des obstétriciens au Chili refuseraient de procéder à un avortement, même dans les cas autorisés par la loi, en raison d’objections de conscience, selon une étude [9] réalisée par le ministère de la Santé. Les organisations féministes indiquent que de nombreux autres obstétriciens ne disposent pas d’informations suffisantes au sujet de cette loi, et que ce sujet n’a toujours pas été inclus dans la majorité des cursus des écoles de médecine.

Dans ces conditions, de nombreuses femmes n’ont d’autre choix que de recourir à un avortement clandestin pratiqué dans des conditions mettant leur vie en danger.

« Au cours des trois dernières années, nous avons réuni des informations sur 128 cas d’interruption volontaire de grossesse pour des jeunes filles de moins de 14 ans. Or, ne serait-ce qu’en 2019, il y a eu 647 cas de fille âgées de 10 à 13 ans qui ont été admises dans des programmes de soins prénatals. Cela indique que leur accès [à l’avortement] a été entravé. »

Javiera Canales, avocate et militante des droits humains au sein de Miles Chile, une organisation qui défend les droits sexuels et reproductifs, a expliqué que les statistiques sont très préoccupantes.

« Au cours des trois dernières années, nous avons réuni des informations sur 128 cas d’interruption volontaire de grossesse pour des jeunes filles de moins de 14 ans. Or, ne serait-ce qu’en 2019, il y a eu 647 cas de fille âgées de 10 à 13 ans qui ont été admises dans des programmes de soins prénatals. Cela indique que leur accès [à l’avortement] a été entravé, a déclaré Javiera Canales.

« La question est la suivante : pourquoi la loi n’a-t-elle pas été appliquée dans ces cas de viol ? Personne ne peut l’expliquer, car il n’y a pas eu d’audit sur l’application de la loi. »

Un avenir sombre

Les difficultés qui freinent l’accès aux services de soins de santé présagent d’un avenir sombre pour les femmes en Amérique latine.

« Les femmes continueront d’avorter, a dit Javiera Canales. Ce qui nous préoccupe, c’est qu’elles vont de nouveau recourir à des avortements clandestins dangereux. »

Les militantes locales sont extrêmement préoccupées par le fait que le manque d’accès à un avortement sécurisé va entraîner une augmentation du nombre de décès évitables.

L’organisation Marie Stopes International estime qu’entre 5 000 et 11 000 femmes risquent de mourir des suites de complications liées à la grossesse [10] dans les pays où elle intervient à travers le monde, en raison des obstacles empêchant l’accès à des services médicaux.

Gloria Maira a indiqué qu’au Chili, les organisations de défense des droits humains pallient les carences des autorités en ce qui concerne la priorité du respect des droits sexuels et reproductifs des femmes, en particulier pour celles qui vivent dans des zones rurales reculées.

« Les réseaux font état d’une augmentation de la demande d’avortement sécurisé, ce qui n’est pas surprenant, car la violence sexuelle a aussi augmenté, mais le manque de médicaments complique beaucoup les choses », a expliqué Gloria Maira.

Fernanda Doz Costa, directrice adjointe pour les Amériques à Amnesty International, dit qu’en refusant de garantir les droits sexuels et reproductifs des femmes, les dirigeants de la planète risquent de provoquer une nouvelle pandémie.

« Depuis des décennies, des militantes dans toute l’Amérique latine mettent en garde contre la vague de décès évitables et de problèmes de santé dus au manque de soins de santé adéquats pour les femmes. Les autorités sanitaires, l’ONU [11] et la CIDH [12] demandent d’ores et déjà aux gouvernements de garantir l’accès aux services de santé sexuelle et reproductive, qui font partie des soins de santé essentiels, et qui ne doivent donc pas être suspendus pendant la pandémie. »

La riposte

Compte tenu de la pénurie de contraceptifs et de médicaments utilisés pour les interventions d’avortement, depuis que le Chili a fermé ses frontières, et de la modification des priorités pour les services de santé qui ne sont pas liés à la pandémie de coronavirus, les militant·e·s locaux adoptent une approche proactive pour venir en aide aux femmes.

Quasiment dès que l’Organisation mondiale de la santé a déclaré qu’il y avait une pandémie de COVID-19, des organisations locales ont trouvé le moyen de continuer de fournir une assistance gratuite juridique, médicale, sociale et psychologique en ligne.

Miles, par exemple, organise le transport pour les femmes qui vivent dans des villes où aucun médecin n’approuverait un avortement légal, afin qu’elles puissent avoir accès à d’autres centres de santé. D’autres réseaux de militant·e·s se sont agrandis pour pouvoir accéder à l’ensemble du territoire national.

Gloria Maira dit que le problème découle en partie du fait que le président Sebastián Piñera, qui s’oppose [13] haut et fort à la loi autorisant un avortement sécurisé, s’abstient de façon persistante de porter cette question à l’ordre du jour.

« La pandémie est utilisée comme excuse par le gouvernement, qui ne voulait déjà pas, avant la crise sanitaire, garantir l’accès à l’avortement », explique-t-elle.

Les choses ont également beaucoup changé en Colombie depuis le début de la pandémie, car selon les militant·e·s, les services de santé reproductive ont été déclassés dans l’ordre des priorités.

« La pandémie est utilisée comme excuse par le gouvernement, qui ne voulait déjà pas, avant la crise sanitaire, garantir l’accès à l’avortement. »

« Nous avons dû revoir nos stratégies et notre façon d’accompagner les femmes, mais ce qui nous unit, c’est le besoin qu’ont les femmes d’avoir accès à ces services essentiels et la responsabilité que nous ressentons à l’égard des autres femmes qui ont besoin de nous », a déclaré Johana Cepeda.

L’une des stratégies que les associations ont promues en Colombie est l’utilisation de la télémédecine dans le secteur public, afin que les femmes puissent avoir accès aux médicaments dont elles ont besoin et les prendre chez elles sans avoir à aller dans un centre de santé. Il s’agit d’un service qui est déjà utilisé dans le secteur privé, a expliqué Johana Cepeda.

« La situation est très décourageante, a ajouté Javiera Canales. Mais les petites batailles que nous gagnons, comme lorsqu’une femme réussit à obtenir les soins dont elle a besoin ou se libère d’une personne qui l’agressait, sont de petites victoires qui alimentent notre combat. »

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