Nigeria : Il faut que Shell comparaisse en justice pour son rôle dans l’exécution de mon mari Par Sabrina Tucci, chargée de campagne sur la responsabilité des entreprises et les droits humains à Amnesty International, lors de sa rencontre avec Victoria Bera

Victoria Bera n’a aucun doute sur qui est à blâmer pour la mort de son mari. Cette semaine, elle espère que le responsable répondra enfin de ses actes devant la justice.

Le 1er mai, un tribunal hollandais va rendre une décision dans une affaire historique mettant en cause le géant pétrolier Shell. L’entreprise est accusée d’être à l’origine de la violente répression menée par le gouvernement militaire nigérian dans les années 1990 contre des manifestations pacifiques qui dénonçaient la pollution causée par Shell dans le pays ogoni.

Esther Kiobel, veuve de Barinem Kiobel, et trois autres femmes, dont Victoria Bera, se sont portées parties civiles. Elles accusent Shell de complicité dans l’arrestation, la détention et l’exécution illégales de leurs maris en 1995.

J’ai rencontré Victoria Bera aux Pays-Bas en février avant une audience dans l’affaire Kiobel c. Shell. Son histoire est celle de l’injustice et de la douleur, mais aussi de la force et de l’espoir.

« Je suis ici pour obtenir justice pour mon mari. Ce n’est pas trop tard. Je me sens plus forte que jamais  », m’a confié Victoria.

Victoria a rencontré son mari, Baribor Bera, à Port Harcourt en avril 1990. Et en décembre de la même année, ils se sont mariés. Ils étaient tous deux originaires du pays ogoni (delta du Niger), une région riche en hydrocarbures qui revêt une grande importance économique tant pour Shell que pour l’État nigérian.

Durant les années 1990, des manifestations ont été organisées par le Mouvement pour la survie du peuple ogoni (MOSOP) pour dénoncer la dégradation de l’environnement imputable aux activités de Shell dans la région. Baribor Bera jouait un rôle de premier plan dans les manifestations contre Shell.

Au tribunal de La Haye, Victoria a expliqué : « Mon mari luttait pour de meilleures conditions de vie en pays ogoni et pour davantage de perspectives pour les jeunes. Le MOSOP voulait une part équitable des bénéfices du pétrole. Mais le pays ogoni n’a rien obtenu du tout. Il n’y a pas d’électricité, il n’y a pas d’eau courante. Shell et le Nigeria nous trompaient. Ils ont pris le pétrole et nous n’en avons tiré aucun profit ».

Shell a demandé aux forces de sécurité nigérianes d’intervenir dans le delta du Niger pour mettre fin aux manifestations du MOSOP. Elles ont réagi par une répression impitoyable contre les populations du pays ogoni en perpétrant des meurtres, des actes de torture et des viols sur un nombre indéterminé de personnes.

Baribor Bera a été arrêté de même que le défunt mari d’Esther Kiobel, Barinem Kiobel, et le célèbre écrivain et militant Ken Saro-Wiwa. Ils ont été accusés d’être impliqués dans le meurtre de quatre chefs ogonis, des opposants au MOSOP, et ont été pendus, avec six autres hommes, après avoir été maltraités pendant des mois en détention.

Aucun élément crédible prouvant l’implication de ces neuf hommes dans les meurtres n’a jamais été présenté. Néanmoins, ils ont été exécutés à l’issue d’un procès dont Amnesty International et d’autres organisations de défense des droits humains ont estimé qu’il était biaisé et motivé par des considérations politiques.

Depuis lors, Amnesty International a analysé des éléments de preuve montrant que Shell avait encouragé les autorités militaires du Nigeria à mettre un terme aux manifestations, même après avoir eu connaissance que des violations des droits humains étaient commises.

« C’était un moment difficile. Les gens du village vivaient dans la peur, » a raconté Victoria. « Les soldats entraient chaque jour dans le village et tiraient en l’air. Ils accusaient [les veuves] de raconter à la communauté internationale ce qui s’était passé. »

Après la destruction de sa maison par les militaires nigérians au début de l’année 1996, Victoria Bera a fui avec son fils au Bénin où ils ont vécu dans un camp de réfugiés du HCR pendant plus de deux ans avant d’être réinstallés au Canada.

Là-bas, elle s’est sentie en sécurité pour la première fois depuis de nombreuses années, mais elle ne décolérait pas.

« C’était très difficile d’élever seule son enfant. Il n’arrêtait pas de poser des questions sur son père : "Maman, où est mon papa ? Qui l’a tué ? Est-ce toi qui l’as tué ? Dis-moi qui a tué mon papa." Je ne pouvais que pleurer. C’était ce qu’il y avait de plus difficile, encore plus difficile que de trouver de l’argent pour manger et prendre soin de lui. Ces mots m’ont marquée et ne me quitteront jamais. J’ai fait de mon mieux pour lui offrir une vie normale. Mais il ne cessait d’évoquer ses amis qui avaient un père de même que sa solitude », a confié Victoria.

Le tournant est arrivé, longtemps après son arrivée au Canada, lorsque Victoria a entendu parler de l’affaire d’Esther Kiobel contre Shell. Cela ne lui a pris que quelques minutes avant de décider de se joindre à la lutte d’Esther Kiobel pour la justice.

« J’ai téléphoné à Esther et je lui ai demandé si je pouvais m’engager à ses côtés. Esther m’a mise en contact avec son avocat, et me voici », a raconté Victoria.

Victoria Bera et Esther Kiobel s’étaient rencontrées une première fois il y a de nombreuses années lors de la détention de leurs maris. Elles s’étaient aussi vues lors de réunions tenues au domicile de la veuve de Ken Saro-Wiwa.

« On avait l’habitude de se retrouver pour parler de ce qui s’était passé et pour trouver un moyen de médiatiser l’affaire. À l’époque, je n’étais pas prête, mais je le suis aujourd’hui. Après 23 ans, je suis finalement capable de partager mon histoire avec le monde entier », a confié Victoria.

Au côté d’Esther Kiobel et de deux autres plaignantes, Victoria demande des excuses publiques de la part de Shell pour le rôle que l’entreprise a joué dans les événements qui ont conduit à la mort de son mari et réclame des indemnités pour les préjudices dont elle et sa famille ont été, selon elle, victimes.

Elle se bat également au nom du peuple ogoni qui ne cesse d’endurer les dommages environnementaux causés par la pollution pétrolière des années 1990. En 2018, un projet de recherche d’Amnesty International a révélé de graves négligences de la part de Shell, dont l’attitude irresponsable face aux déversements d’hydrocarbures dans le delta du Niger continue d’aggraver la crise environnementale.

« Les populations boivent depuis des années de l’eau polluée. Il n’y a ni travail ni avenir ici. Les gens ne peuvent même pas cultiver leur terre, car elle a été souillée par les activités de Shell », a expliqué Victoria.

« Mon mari était un homme très bienveillant. Il était engagé politiquement et défendait le peuple ogoni pour qu’il puisse avoir un meilleur avenir.

« Je veux obtenir justice pour mon fils, pour moi-même et pour toute ma famille. La façon de le faire est de : innocenter mon mari, faire savoir au monde entier ce que Shell m’a fait et faire connaître la vérité à mon fils. »

Le 1er mai, il est impératif que sa longue attente de justice touche enfin à sa fin.

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