Perdre son enfant, perdre ses droits. Par Kerry Moscogiuri, Directrice des campagnes, Amnesty International Royaume-Uni

Imaginez porter un enfant dans votre ventre pendant plusieurs semaines ou mois – le sentir grandir, donner des coups de pied, avoir le hoquet et se retourner – et finalement faire une fausse couche ou accoucher d’un enfant mort-né.

Cette situation est la douloureuse réalité vécue par Teodora Vasquez, ainsi que des milliers de femmes à travers le monde chaque année. Pourtant, cette femme de 37 ans est doublement punie : en plus du chagrin causé par la perte de son bébé, elle est actuellement en prison pour infanticide.

En 2007, Teodora a accouché d’un enfant mort-né. Malgré un nombre très limité d’éléments de preuve, elle a été déclarée coupable d’homicide avec circonstances aggravantes. La semaine dernière, un tribunal salvadorien a confirmé la peine de 30 ans de réclusion prononcée contre elle.

Teodora affirme qu’elle était au travail quand elle a commencé à ressentir des douleurs intenses et à saigner. Elle a appelé une ambulance et s’est évanouie peu de temps après. Lorsqu’elle a repris connaissance, elle était entourée par des policiers qui l’ont accusée d’avoir tué sa fille en provoquant un avortement.

Depuis son premier procès, entaché d’irrégularités, cette femme a passé près de 10 ans derrière les barreaux. Teodora doit encore purger 20 ans de prison car le tribunal a rejeté son appel, en indiquant qu’il continuera de se reposer sur les conclusions de l’autopsie menée par les autorités, selon lesquelles l’enfant était en vie à la naissance et a été étouffée. Teodora et ses avocats affirment que le bébé était déjà mort et que les données scientifiques n’ont pas été pleinement examinées.

Cette femme a passé près de 10 ans derrière les barreaux. Teodora doit encore purger 20 ans de prison

Il ne s’agit pas d’un cas isolé. En vertu de la législation du Salvador, les femmes et les filles qui connaissent des complications médicales pendant leur grossesse continuent d’être punies. En 1998, le code pénal a été modifié pour prohiber totalement l’avortement dans ce pays – y compris dans les cas de viol, d’inceste, quand la santé ou la vie de la mère est menacée, ou en cas de malformation sévère et mortelle du fœtus. En raison de ce changement législatif, des poursuites injustifiées ont été lancées contre des femmes, qui sont immédiatement présumées coupables de meurtre ou d’avortement pour avoir fait une fausse couche ou accouché d’un enfant mort-né.

Les sanctions sont lourdes, avec des peines de prison allant de deux à huit ans pour les femmes comme pour les personnes qui les aident, et de six à 12 ans pour les professionnels de santé. Dans les cas les plus extrêmes, des femmes comme Teodora sont incarcérées pour homicide avec circonstances aggravantes, une infraction passible d’une peine maximale de 50 ans de prison.

Selon l’ONG salvadorienne Agrupación Ciudadana por la Despenalización del Aborto (Groupement citoyen pour la dépénalisation de l’avortement), entre 2000 et 2011, 129 femmes ont été poursuivies en justice pour des infractions liées à l’avortement dans ce pays.

Teodora est l’une des 17 femmes qui, entre 1999 et 2011, ont été condamnées à des peines allant jusqu’à 40 ans de réclusion après avoir fait une fausse couche ou accouché d’un enfant mort-né, la plupart pour homicide avec circonstances aggravantes. Bien qu’aucune statistique officielle ne soit disponible, Amnesty estime qu’au moins cinq autres femmes au Salvador attendent actuellement leur condamnation pour des faits similaires liés à une grossesse.

Les femmes et les filles sont traitées comme de simples porteuses d’enfant plutôt que comme des êtres humains qui ont des droits.

Les Salvadoriennes les plus aisées ont les moyens de bénéficier de soins médicaux dans des établissements privés ou à l’étranger, mais les femmes aux ressources limitées sont particulièrement touchées par cette interdiction. Le plus souvent, les victimes de la loi sont des patientes des établissements publics du pays, où les médecins, craignant des poursuites, appellent la police lorsqu’une femme se présente en détresse.

Le Salvador est loin d’être le seul pays où les femmes sont incarcérées lorsqu’elles connaissent des complications liées à leur grossesse. En Argentine, une femme connue sous le nom de Belén a été condamnée à huit ans de prison pour meurtre avec circonstances aggravantes après avoir fait une fausse couche en 2016. Elle a été acquittée en appel en 2017 par une haute cour régionale.

Aux États-Unis, une étude de 2013 menée par les Défenseurs nationaux des femmes enceintes a révélé plusieurs cas de femmes enceintes arrêtées et placées en détention en raison de complications liées à la grossesse, y compris des fausses couches. Les femmes ayant des revenus faibles et d’origine afro-américaine sont le plus souvent prises pour cible. Cette étude indique que les femmes se voient refuser l’exercice d’un grand nombre de leurs droits fondamentaux, uniquement en raison de leur grossesse.
Les lois restrictives et inflexibles liées à l’avortement peuvent aussi priver des femmes enceintes de leur vie. Le rapport Criminalising Pregnancy d’Amnesty, publié cette année, révèle que les lois américaines qui visent à protéger le fœtus des effets des stupéfiants peuvent en réalité mettre la mère et le bébé en danger. La crainte d’être poursuivies en justice ou de perdre la garde de leur enfant dissuade bon nombre de consommatrices de drogues qui tombent enceintes de se rendre à l’hôpital lorsqu’elles en ont besoin.

Par ailleurs, les lois draconiennes en matière d’avortement ont des conséquences sur la prise de décisions médicales, ce qui nuit à beaucoup de femmes. En juillet 2012, Rosaura Almonte, 16 ans, a été admise à l’hôpital en République dominicaine. Après lui avoir diagnostiqué une leucémie, les médecins ont préconisé de toute urgence des soins pouvant lui sauver la vie. Mais il y avait un problème : Rosaura était alors enceinte de sept semaines, et la chimiothérapie nécessaire aurait très probablement affecté le fœtus.
Étant donné que l’avortement est illégal dans ce pays, les médecins ont mis 20 jours à déterminer quoi faire avant que Rosaura reçoive la chimiothérapie dont elle avait besoin de toute urgence. Mais ce délai s’est révélé trop long et la jeune fille est décédée
le mois suivant des suites d’un choc hypovolémique – complication survenant lorsque le volume sanguin chute –, faisant d’elle une victime supplémentaire des lois cruelles qui empêchent toute décision médicale raisonnée et rapide.

On rencontre également des problèmes liés à la restriction des droits reproductifs plus près de chez nous. En Irlande, où l’avortement est illégal en toutes circonstances sauf lorsque la vie de la mère est menacée, des difficultés similaires peuvent survenir.

Les médecins qui reçoivent des femmes enceintes ayant besoin d’un traitement médical qui pourrait affecter l’enfant se retrouvent dans une position délicate, où ils doivent soit enfreindre la loi, soit ne pas agir dans l’intérêt de la patiente. Ils attendent souvent que l’état de santé se dégrade fortement pour mettre fin à la grossesse, ce qui représente un risque plus grand pour la vie de ces femmes. La grossesse doit être menée à terme même lorsque le fœtus a peu de chances de survivre, ce qui constitue une expérience traumatisante pour la mère, qui peut déjà devoir faire le deuil son enfant.

Bien qu’elle fasse partie du Royaume-Uni, l’Irlande du Nord applique des lois parmi les plus restrictives au monde en matière d’avortement, qui prévoient les sanctions les plus lourdes en Europe pour ce type d’infractions. L’avortement y est illégal dans presque toutes les circonstances, et les femmes qui ont recours à cette pratique risquent la réclusion à perpétuité.

Ces histoires tragiques doivent cesser. Les femmes dans leur ensemble sont au cœur d’un champ de bataille politique et culturel concernant les droits sexuels et reproductifs, et bien souvent, la loi donne la priorité à l’idéologie plutôt qu’aux droits humains.

Les femmes et les filles sont traitées comme de simples porteuses d’enfant plutôt que comme des êtres humains qui ont des droits.

En 1994, 179 gouvernements ont signé la Conférence internationale sur la population et le développement, en s’engageant à empêcher les avortements dangereux. Bien que 30 pays aient assoupli leur législation en matière d’avortement, plusieurs l’ont au contraire durcie. En réalité, la plupart des pays d’Afrique, d’Amérique latine, du Moyen-Orient et de l’Asie du Sud-Est appliquent toujours des lois drastiques dans ce domaine.

Amnesty est convaincue que qui que vous soyez, où que vous viviez, toutes les décisions que vous prenez au sujet de votre corps doivent vous appartenir. L’interdiction totale de l’avortement au Salvador, ainsi que les lois similaires dans d’autres pays, représente une grave violation des droits humains et doit être annulée sans plus tarder.

Les pays du monde entier ont l’obligation juridique de respecter, de protéger et de réaliser les droits humains des femmes enceintes, indépendamment de leur situation ou de leurs choix.
Combien d’autres femmes devront encore souffrir, souvent en silence, ou craindre pour leur vie uniquement en raison de complications pendant leur grossesse ? Malheureusement, il semble qu’il y en aura encore beaucoup avant que ces lois ne soient abrogées.

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