Plus d’une décennie de lutte et de résistance contre l’apatridie en République dominicaine

Elena Lorac, coordinatrice Movimiento Reconocido

En septembre 2013, bien que j’aie réussi à intégrer l’université, j’ai eu besoin d’obtenir d’une carte d’identité qui m’autoriserait dans les faits à étudier. Lundi 23 septembre 2013 dans l’après-midi, dans les locaux du Centre Montalvo, nous avons pris connaissance de la décision de justice 168-13 contre Juliana Deguis, qui retirait leur nationalité à plus de 200 000 personnes.

J’avais besoin que cette décision nous soit favorable pour pouvoir aller le lendemain chercher mes papiers d’identité et pouvoir me rendre en toute légalité sur le campus universitaire, mais cela n’a pas été le cas. Ce fut un après-midi très triste, et le début d’un parcours qui dure maintenant depuis 11 ans.

« Je pouvais à peine parler créole, et mes parents ne se souviennent plus de l’endroit où ils sont nés »

En écoutant les discussions de l’avocate et de personnes qui connaissaient mieux le droit, je n’arrivais pas à comprendre ce qu’avait fait le tribunal. Dans mon esprit, je ne pouvais pas imaginer à quel point ce serait difficile. La presse s’est fait l’écho de cette information. Nous nous sommes demandé pourquoi tant d’injustice, de racisme, de discrimination, de ségrégation contre une population qui ne demande qu’à avancer. On nous traite d’étrangers, mais nous sommes nés ici. Pourquoi tant de mensonges et de partialité ? À cette époque-là, les discours de haine se sont intensifiés, même s’il y avait aussi des personnes qui défendaient nos droits. Un jour comme aujourd’hui, j’ai eu l’impression d’être en septembre 2023, avec ces rangées de chars et de camions blindés s’opposant à un peuple qui n’a besoin que d’eau : l’eau, c’est la vie, tout comme les papiers, pour ceux qui n’en ont pas.

Je me souviens qu’on disait : « Comment peuvent-ils retirer la nationalité à tous ces jeunes ? » Puis, d’autres informations ont montré qu’une personne ayant des papiers prouvant sa régularisation, avait quand même dû partir, et j’ai pensé : « S’ils me traitaient comme une étrangère, où irais-je ? » Dans quel pays irais-je ? Je n’ai aucun lien avec Haïti. J’ai pensé aux Dominicain·e·s qui partent à l’étranger et y ont des enfants, mais qui reviennent et ont une maison, ou dont les enfants connaissent bien la langue. Moi par contre, je pouvais à peine parler créole, et mes parents ne se souviennent plus de l’endroit où ils sont nés.

Le 23 septembre 2013 a été un tournant pour moi, comme pour tous les Dominicain·e·s d’ascendance haïtienne, car le peu d’espoir que nous avions s’est effondré. Je me souviens que de nombreuses personnes qui nous accompagnaient à ce moment-là nous ont dit : « Ne vous inquiétez pas, cela va passer. Ne vous en faites pas, il y aura une solution. » Mais, en réalité, je n’aurais jamais pensé que je parlerais encore aujourd’hui, plus d’une décennie plus tard, de la cruelle décision du Tribunal constitutionnel, un organe dont la fonction principale est de veiller au respect des droits humains, mais qui bafoue ses propres normes pour valider un système oppressif de stigmatisation et de racisme systémique qui a prévalu tout au long de l’histoire, et qui nous affecte, nous Dominicain·e·s d’origine haïtienne, parce que nous sommes noir·e·s et originaires d’une nation dont l’importance historique dans la lutte contre l’esclavage est reconnue.

Aujourd’hui marque le 11e anniversaire de cette terrible décision, qui est venue valider toutes les pratiques administratives du Conseil électoral central ayant porté atteinte aux droits fondamentaux des personnes nées sur le territoire dominicain sous la protection constitutionnelle du droit du sol, que l’on a reformulé pour établir ce système de privation des droits à la nationalité dominicaine des fils et filles de parents étrangers, en particulier de personnes haïtiennes qui sont venues et ont apporté leur contribution à cette nation.

Aujourd’hui, je voudrais que l’on parle de bien-être, de progrès. Aujourd’hui, au lieu de parler des réalités que vit et subit la population dominicaine d’origine haïtienne dans notre pays, j’aimerais que nous parlions de développement économique, d’acceptation ou de la cérémonie durant laquelle un Dominicain d’origine haïtienne a reçu son diplôme de Harvard, ou que nous présentions des idées commerciales.

Aujourd’hui, au bout de 11 ans, nous devrions parler de ce qui s’est passé et de la façon dont nous avons progressé. Mais ce n’est pas le cas. Au lieu d’avancer sur le terrain des droits humains, de l’état de droit et de la démocratie, nous nous trouvons dans une ère de régression, alors que l’on parle d’un gouvernement de changement. Mais un changement pour quoi faire ? Pour aggraver les réalités auxquelles est confrontée la population dominicaine noire d’origine haïtienne ? Pour continuer à couper les ailes à des milliers de jeunes qui rêvent d’étudier, d’aller à l’université, de travailler, de pouvoir inscrire leurs enfants dans un établissement scolaire public, de se marier ou de faire quelque chose d’aussi simple que d’acheter une carte sim pour un téléphone portable ? Il ne devrait pas être impossible pour des mères et des pères de donner un nom à leurs fils et à leurs filles, pour de jeunes athètes de signer avec un club et de représenter notre pays à l’étranger, et pour d’autres jeunes de réaliser leur rêve d’exercer la médecine, le droit, ou de créer une entreprise pour contribuer à notre économie et à notre nation.

« Je demande à l’État dominicain, par l’intermédiaire de son gouvernement, d’en revenir au respect de la légalité »

Ils ne peuvent malheureusement pas le faire parce que ce même État, qui devrait être le garant des droits et le promoteur du changement, fait l’inverse, depuis cette régression, ces agissements illégaux, ces détentions arbitraires et ces expulsions de jeunes qui sont nés sur le territoire national. Depuis la discrimination, l’inégalité et l’iniquité qui ont prévalu au cours de ces années de lutte et de résistance.

Aujourd’hui, je demande à l’État dominicain, par l’intermédiaire de son gouvernement, d’en revenir au respect de la légalité, afin que l’apatridie ne soit pas un sujet de discussion en plein 21e siècle dans notre République dominicaine. Que nous, jeunes Dominicain·e·s d’origine haïtienne, qui attendons depuis des décennies une solution réelle et efficace face au déni de nos droits fondamentaux, puissions bénéficier des mêmes droits que le reste de la population. L’État dominicain a la possibilité d’honorer obligation de réparation, non seulement en rétablissant la nationalité par le biais d’une carte d’identité, mais aussi au moyen de la justice et, surtout, du respect de nos droits humains.

Halte à l’apatridie ! Halte à l’expulsion des Dominicain·e·s d’origine haïtienne ! Halte au racisme !

Toutes les infos
Toutes les actions

L’avortement est un droit. Parlementaires, changez la loi !

L’avortement est un droit humain et un soin de santé essentiel pour toute personne pouvant être enceinte. Ceci sonne comme une évidence ? Et bien, ce n’est pourtant pas encore une réalité en (…)

2024 - Amnesty International Belgique N° BCE 0418 308 144 - Crédits - Charte vie privée
Made by Spade + Nursit