Pourquoi le passé du Sri Lanka s’obstine à ne pas sombrer dans l’oubli Par Salil Shetty, secrétaire général d’Amnesty International

Il est difficile d’imaginer un événement plus traumatique que la disparition soudaine d’un être cher. La recherche de faits qui puissent être établis en toute clarté. L’envie impérieuse de savoir, la douleur d’imaginer. La flamme de l’espoir qui vacille jusqu’à devenir une lueur à peine perceptible, que le passage du temps n’éteint jamais tout à fait. Aucune certitude, aucune possibilité de tourner la page, ni d’avancer.

Sithy Ameena, Sandya Eknaligoda et Vathana Suntharajaj partagent ce sentiment de chagrin infini. Si les voix critiques de leur enfant ou de leur époux ont été réduites au silence, puisqu’ils ont été victimes de disparitions forcées, ces femmes refusent de sombrer dans l’anonymat et de se taire. Au nom des disparus, elles demandent au Sri Lanka de rendre des comptes pour son passé douloureux.

Vingt-six années de conflit armé, qui ont atteint leur paroxysme en 2009, ont laissé une marque indélébile sur la nation. Dans son sillage, les Sri-Lankais continuent de se battre pour savoir ce qu’il va advenir de leurs terres et de leurs biens, et ce qu’ils obtiendront à titre de réparations pour les préjudices subis.

L’une des questions majeures que nombre d’entre eux se posent est la suivante : qu’est-il advenu de leurs proches ?

Le Sri Lanka a été le théâtre de disparitions forcées d’une ampleur stupéfiante, et chaque village est touché, ce qui les unit dans la douleur. Les responsabilités sont partagées par tous les camps : le gouvernement, mais aussi les Tigres libérateurs de l’Eelam tamoul (LTTE). Les retards se sont accumulés, avec jusqu’à 100 000 cas de disparitions non résolus remontant jusqu’aux années 1980, et les exemples de cruauté ne manquent pas.

Si le terme juridique peut sembler pompeux – « disparition forcée » – il recouvre une réalité humaine toute simple : les gens disparaissent littéralement et sortent de la vie de leurs proches, embarqués dans la rue ou chez eux par des représentants de l’État (ou des personnes agissant avec l’assentiment de l’État), qui nient ensuite les faits ou refusent de dire où ils se trouvent. C’est un crime au regard du droit international. Pourtant, les familles des victimes se retrouvent bien souvent confrontées à un parcours du combattant dans leur quête de justice, ce qui les empêche de faire leur deuil.

Être en mesure de répondre aux demandes des familles de disparus en termes de vérité, de justice, de réparations et de garanties de non-répétition sera l’épreuve de vérité pour le Sri Lanka, en vue d’engager de vastes efforts visant à remédier à l’impunité dans le pays.

Certains font valoir que le pays ne pourra commencer à construire son avenir qu’en tirant un trait sur son passé. Ce serait peu judicieux, voire impossible. Si les personnes victimes de disparitions forcées ne sont plus présentes physiquement, l’impact de leur absence pèse lourd. Leurs familles peinent à joindre les deux bouts, certaines ayant perdu leur principal soutien de famille. Les enfants, cingalais comme tamouls, sont élevés par leurs grands-parents ou un seul parent. Pour les Sri-Lankais à travers le pays, l’oubli n’est pas une option.

C’est pourquoi, aujourd’hui, Amnesty International publie un nouveau rapport sur les disparitions forcées au Sri Lanka. En solidarité avec les victimes, ce document met en lumière l’histoire des familles et leur quête de justice qui semble sans fin.

Sandya Eknaligoda a joué un rôle majeur pour contribuer à attirer l’attention sur ces crimes graves. Lorsque son époux, le dessinateur de presse politique Prageeth Eknaligoda, a « disparu » deux jours avant l’élection présidentielle de 2010, elle s’est lancée dans une longue quête de justice. Elle a porté plainte auprès de deux postes de police, sans qu’aucune mesure ne soit entreprise pour enquêter sur sa disparition. Elle a adressé des appels à la Commission des droits humains du Sri Lanka, au procureur général, au président et à son épouse, au Groupe de travail des Nations unies sur les disparitions forcées ou involontaires et au Comité international de la Croix-Rouge. Elle s’est rendue à Genève, en Suisse, pour assister à une session du Conseil des droits de l’homme et exposer le cas de son époux.

La ténacité de Sandya Eknaligoda a amené les autorités à ouvrir de nouvelles investigations qui ont permis de mettre au jour des éléments indiquant que des membres des services du renseignement militaire ont été impliqués dans la disparition de son époux. À ce jour, elle s’est rendue au moins 90 fois devant les tribunaux depuis qu’elle a porté plainte. Son combat est loin d’être terminé.

À l’instar de Sandya Eknaligoda, Sithy Ameena, Vathana Suntharajaj et des autres femmes présentées dans notre rapport, les familles des disparus savent ce qu’elles veulent et ce dont elles ont besoin. Si le Sri Lanka veut rompre avec son passé violent, les législateurs doivent placer au cœur du processus de justice de transition les demandes des victimes qui réclament des mesures fermes et efficaces pour obtenir justice, vérité, réparations et garanties de non-répétition.

Il n’est plus question de savoir si ce sera fait, mais quand. Près de huit ans se sont écoulés depuis la fin de la guerre civile au Sri Lanka. Pourtant, le gouvernement demande au Conseil des droits de l’homme de l’ONU deux années supplémentaires pour enquêter sur les crimes de guerre présumés, ainsi que sur les disparitions forcées. Traiter les atteintes aux droits humains commises par le passé prend du temps, mais tout retard ne fera qu’aggraver la souffrance qu’endurent déjà de nombreux Sri-Lankais.

Lorsque j’ai rencontré le Premier ministre Wickramasinghe, celui-ci m’a assuré que le conseil des ministres débat d’une feuille de route pour mettre en œuvre un processus d’obligation de rendre des comptes. Afin de restaurer la confiance de la population, de montrer que la justice est en bonne voie et qu’ils sont déterminés à agir, ils doivent s’engager sur un calendrier et le rendre public. Les victimes ne peuvent plus attendre.

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