Ce n’est pas la répression, mais la justice qui mettra fin aux vagues de violence en Éthiopie Par Deprose Muchena, directeur régional pour l’Afrique de l’Est et l’Afrique australe à Amnesty International

Éthiopie manifestations

Après l’entrée en fonctions d’Abiy Ahmed en tant que Premier ministre en Éthiopie en 2018, son gouvernement a favorisé l’exercice de la liberté d’expression, réformé les forces de sécurité et libéré des prisonniers politiques. Une aube nouvelle a alors semblé se lever comme par miracle dans ce pays où les libertés civiles et politiques étaient réprimées depuis plusieurs décennies. Portée par un sentiment nouveau de liberté, la population éthiopienne s’est exprimée de plus en plus ouvertement au sujet de revendications ethniques et religieuses, des atrocités commises par le passé et de la marginalisation politique, culturelle et économique.

Cependant, l’espoir d’une nouvelle ère pour les droits humains s’est assombri ces derniers temps.

Le 29 juin 2020, le pays a connu des manifestations de grande ampleur à la suite de l’assassinat de Hachalu Hundessa, célèbre chanteur oromo. Certaines actions de protestation ont été pacifiques, mais d’autres ont pris une tournure violente lorsque des jeunes ont attaqué des minorités ethniques et religieuses de la région Oromia. Les violences croissantes ont mis en évidence de profonds clivages politiques, ethniques et religieux remontant à des générations.

Des violences similaires avaient éclaté dans cette même région en octobre dernier après que Jawar Mohammed, un militant oromo devenu responsable politique du Congrès fédéraliste oromo, eut affirmé sur les réseaux sociaux que les autorités avaient tenté de le priver de son service de sécurité fourni par l’État. Au moins 86 personnes avaient alors été tuées lors d’affrontements intercommunautaires et par les forces de sécurité, d’après les autorités. Là aussi, le gouvernement avait réagi par une force excessive et meurtrière, de très nombreuses arrestations et des détentions. Près d’un an plus tard, il n’y a pas eu d’enquête en bonne et due forme sur les causes de ces violences. Aucun des auteurs présumés, y compris parmi les forces de sécurité, n’a été poursuivi.

Au-delà de l’Oromia, des violences récurrentes ont également été signalées dans quatre autres régions (la région des Nations, nationalités et peuples du Sud et les régions Harar, Benishangul et Amhara), ainsi que dans le Dirédaoua, un État administratif.

De toute évidence, le gouvernement éthiopien est actuellement confronté à de nombreux défis, en raison de profonds clivages auxquels il reste à apporter des réponses satisfaisantes.

Les autorités doivent faciliter et non réprimer l’exercice de la liberté de réunion, maîtriser des situations complexes en matière de sécurité et protéger la population dans le respect du droit international relatif aux droits humains. Elles doivent veiller à ce que seule une force strictement nécessaire et proportionnée soit utilisée face aux violences émaillant certaines manifestations, et mettre fin au recours à une force excessive, aux arrestations de grande ampleur et aux détentions prolongées sans jugement ni inculpation, si elles ne veulent pas exacerber davantage encore les tensions et retomber dans les pratiques répressives du passé.

Les autorités doivent également veiller à ce que la justice et des comptes soient rendus pour les violations des droits humains commises par les forces de sécurité et recensées dans le rapport intitulé Éthiopie. Au-delà du maintien de l’ordre, publié par Amnesty International en mai 2020. Ce document fait état d’exécutions extrajudiciaires, de viols, d’actes de torture et d’autres mauvais traitements, d’arrestations massives, d’homicides et de détentions au secret imputables aux forces de sécurité dans certaines parties de l’Oromia.

Les recherches menées par Amnesty International ont également mis en évidence des atteintes aux droits humains dues à des violences intercommunautaires, commises la plupart du temps avec la complicité des forces de sécurité, à l’encontre de minorités ethniques dans la région Amhara.

Le Bureau du procureur général d’Éthiopie a réagi en menant ses propres investigations et a affirmé que le gouvernement avait pris des mesures décisives pour que les responsables des forces de sécurité et de l’administration locale soient amenés à rendre des comptes. Cependant, ces enquêtes manquent de transparence, les poursuites judiciaires font défaut et justice n’a toujours pas été rendue aux personnes qui ont survécu aux violations.

Pour son discours d’investiture au Parlement en avril 2018, le Premier ministre Abiy Ahmed a pris la courageuse décision de présenter des excuses pour les violations des droits humains commises au cours des 27 années pendant lesquelles le Front démocratique révolutionnaire populaire éthiopien (FDRPE) a été au pouvoir. Il est indispensable que son gouvernement donne suite à ces paroles en adoptant des mesures concrètes, afin que les nombreuses personnes qui attendent que justice leur soit rendue obtiennent gain de cause.

Les poursuites engagées en 2018 contre d’anciens membres des services de police et de renseignement pour des actes de torture et des mauvais traitements commis avant 2018, quoique bienvenues, ont été sélectives, de portée limitée, car certains fonctionnaires ayant commis des violations n’ont jamais été jugés. Les procès de certaines des personnes poursuivies n’ont pas respecté les protections relatives aux procédures pénales garanties par le droit international relatif aux droits humains. D’innombrables victimes de violations des droits humains passées et présentes attendent donc dans l’incertitude.

Si le gouvernement a fait un grand pas en avant en libérant quelque 40 000 personnes détenues arbitrairement pour leurs opinions et affiliations politiques sous le gouvernement précédent, ces personnes n’ont toujours pas obtenu de réparations conformes aux normes internationales relatives aux droits humains.

De plus, si la Commission de réconciliation nationale fondée en 2018-2019 a un rôle important à jouer, la rédaction des dispositions législatives à son origine et la nomination de ses commissaires ont été effectuées à la hâte et ont manqué de transparence, ce qui fait que ni la société civile ni la population n’ont eu leur mot à dire.

La Commission a pour mandat de recueillir des informations sur les violations des droits humains et les conflits passés pour en déterminer les causes, mais les dispositions législatives à son sujet ne définissent pas les liens entre cette instance et les enquêtes et poursuites judiciaires. Il existe un risque réel que les victimes et les personnes survivantes n’obtiennent pas justice et réparation, et notamment ne voient pas respectés leurs droits à la vérité, au respect de l’obligation de rendre des comptes, à indemnisation, à la réadaptation ou à la reconnaissance.

Plus de deux ans après son entrée en fonctions, il est plus urgent que jamais que le Premier ministre Abiy Ahmed définisse une feuille de route pour la justice dans le contexte de la transition du pays. La population éthiopienne doit savoir clairement quand et comment les hauts responsables actuels et passés soupçonnés d’avoir commis des violations des droits humains feront l’objet d’enquêtes et de poursuites, comment les personnes survivantes obtiendront réparation, et quels sont les projets en ce qui concerne les réformes juridiques et structurelles nécessaires pour rompre avec la répression passée.

Tant que l’Éthiopie n’aura pas fait face aux atrocités et aux griefs du passé, en rendant la justice pour chaque époque et chaque région, le pays risquera de connaître des événements à l’origine de violences de bien plus grande ampleur. De même que la réforme du secteur de la sécurité, la justice cultive le respect de l’état de droit ; elle pose les fondations de la confiance nationale et permet au pays de développer les capacités nécessaires à un développement inclusif et juste, à une époque où le continent africain a besoin de trouver en son propre sein des exemples et des sources d’inspiration.

Cet article a été publié initialement dans l’hebdomadaire EastAfrican.

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