Retour à un Etat policier en Tunisie ? par Amna Guellali, Directrice adjointe pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord à Amnesty international

Tunisie Police

« Il n’y a pas de gouvernement, pas d’État, nous sommes l’État. » Ces mots glaçants d’un policier, lors d’un sit-in dans la ville de Sfax le 2 février, en disent long sur la dangereuse tournure que prennent les événements en Tunisie ces dernières semaines. Les récentes émeutes accroissent les risques d’un retour à un état policier après des années de transition démocratique épineuse, qui n’a pas permis de mettre un terme aux atteintes aux droits humains commises par les services de sécurité ni à l’impunité galopante dont ils bénéficient.

La Tunisie se trouve à un tournant. Peu avant la célébration du 10ème anniversaire de la révolution, les autorités ont annoncé un confinement lié à la montée en flèche du nombre de cas de COVID-19 et ont interdit toute manifestation. Ce qui n’a pas empêché les Tunisien·ne·s de descendre dans la rue pour manifester contre leur situation économique et sociale très difficile. Le 15 janvier, des émeutes ont éclaté dans de nombreuses villes à travers le pays, des milliers de jeunes affrontant la police. Les forces de sécurité ont réagi par une vague d’interpellations et la dispersion brutale des manifestations. Plus de 1 600 [1] personnes ont été arrêtées depuis, selon la Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH), qui a également signalé plusieurs cas de torture et de mauvais traitements en détention.

Une manifestation en particulier semble avoir provoqué l’ire des forces de police. Elle s’est déroulée le 30 janvier, dans le centre-ville de Tunis, à l’appel de nombreux membres de la société civile et militants politiques, dont des groupes de l’opposition et des associations LGBTI, pour dénoncer les violences policières et le recul en matière de droits. Lors de cette manifestation, les participant·e·s ont aspergé les policiers antiémeutes de peinture en aérosol, certains ont écrit au rouge à lèvres sur leurs boucliers, d’autres se sont moqués d’eux en entonnant des slogans hostiles à la police. Aucun n’a usé de violence. Les forces de sécurité ont pourtant réagi avec force indignation et ont décidé d’organiser des grèves, des sit-ins et des rassemblements dans diverses villes à travers la Tunisie. L’un de leurs syndicats a annoncé [2] qu’il « interdirait toutes les manifestations non autorisées » dans la capitale et « inculperait tous les manifestant·e·s ayant humilié la police ».

Ces menaces interviennent en pleine tourmente politique en Tunisie, la crise entre le président de la République, le chef du gouvernement et le Parlement s’enlisant. Le Premier ministre Hichem Mechichi, qui a limogé le ministre de l’Intérieur et assume ses fonctions à titre intérimaire, a proposé un remaniement ministériel qui a été approuvé par le Parlement, mais est bloqué par le président Kaïs Saïed. Après la publication de la déclaration du syndicat, Hichem Mechichi a rencontré des représentants syndicaux et a loué leur professionnalisme, affirmant [3] que certaines manifestations avaient « franchi les limites légitimes de l’expression pacifique de revendications sociales ». Il s’est volontairement abstenu de mettre en garde contre le fait que les violences policières et les comportements abusifs ne seront pas tolérés.

La complaisance politique vis-à-vis des violences policières, associée aux déclarations incendiaires des syndicats de police, est un terreau propice aux abus.

Peu après le sit-in organisé par des syndicats de police le 2 février, les forces de sécurité ont marché vers le tribunal de première instance de Sfax 2 [4] , où des défenseurs des droits humains et militants politiques étaient rassemblés en solidarité et en soutien avec les jeunes manifestants de la ville de Thyna appréhendés pendant les émeutes sociales, dont le procès était programmé ce jour-là.

Badreddine Msekni, militant politique, a raconté que des membres des forces de sécurité se sont avancés vers le rassemblement, scandant des slogans calomnieux contre les militants avant de charger.

Je me trouvais devant le tribunal lorsque j’ai vu une longue file de véhicules de police arriver dans notre direction, suivis par des centaines de policiers. J’ai couru vers un café proche du tribunal, mais au moins 10 policiers, en civil et en uniforme, m’ont attrapé, bousculé et fait tomber à terre ; ils m’ont insulté et frappé sur tout le corps. Je leur hurlais que je souffre d’une maladie cardiaque et d’une scoliose, et je leur ai dit d’arrêter, mais ils ont continué et l’un d’entre eux m’a dit : « Qu’est-ce que ça peut faire si tu meurs. » Ils ont continué quelques minutes, jusqu’à ce que je perde connaissance. Lorsque j’ai repris mes esprits, des camarades m’ont emmené à l’hôpital.

Ce type d’abus contre des manifestant·e·s n’a rien de nouveau. Mais ce qui est particulièrement inquiétant cette fois-ci, c’est que les autorités ont ouvertement donné carte blanche aux syndicats de police pour menacer les manifestants et faire capoter les avancées en termes de droits humains obtenues ces dernières années.

L’avenir de la Tunisie repose sur sa capacité à maîtriser ses forces de sécurité et à les amener à rendre des comptes pour leurs fautes. Jusqu’à présent, les efforts en ce sens s’avèrent terriblement insuffisants et se traduisent par le recul que nous constatons ces jours-ci. Il faut réformer en profondeur l’ensemble des services de sécurité, afin qu’ils sortent de l’ombre et intègrent pleinement la transparence et l’obligation de rendre des comptes. En cette période de vives tensions et de troubles qui s’intensifient, plus que jamais, il faut mettre un terme à l’impunité et amener les forces de sécurité responsables d’atteintes aux droits humains commises à grande échelle à rendre compte de leurs actes.

Cet article a initialement été publié par Nawaat.org.

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