C’est là une réalité quotidienne pour des centaines de milliers de membres de la minorité rohingya du Myanmar.
Depuis des mois, le monde prend connaissance avec horreur de la situation de plus de 600 000 personnes, majoritairement rohingyas, qui ont fui au Bangladesh à cause de la campagne de nettoyage ethnique menée par les forces de sécurité du Myanmar. Des soldats ont tué des personnes au hasard, brûlé des villages entiers et commis des viols et d’autres actes de violence sexuelle.
Ces violations n’ont pas été perpétrées dans n’importe quelles circonstances. Amnesty International vient de rendre publique une enquête inédite sur les racines de la crise actuelle. Elle révèle l’étendue du système de discrimination déshumanisant approuvé par l’État auquel les Rohingyas sont confrontés dans leur propre pays.
Nous avons consacré les deux dernières années à recueillir de très nombreux éléments de preuve et à mener une analyse juridique rigoureuse de la situation dans l’État d’Arakan, la région de l’ouest du Myanmar où vivent l’immense majorité des Rohingyas. Nous en avons finalement tiré la conclusion juridique suivante : ce que subissent les Rohingyas est tout à fait comparable au crime contre l’humanité qu’est l’apartheid. Ce crime est clairement défini par le droit international, y compris dans le Statut de Rome de la Cour pénale internationale.
Pour les Rohingyas se trouvant encore au Myanmar, l’État d’Arakan ressemble à une prison à ciel ouvert. Ils sont pris au piège d’un système répressif qui est maintenu en place par un réseau complexe de lois, de politiques et de pratiques imposées par des fonctionnaires à tous les niveaux - municipalité, district, État et nation.
Au cœur de ces politiques discriminatoires figurent des restrictions extrêmes au droit des Rohingyas de circuler librement. À travers l’État tout entier, les Rohingyas sont tenus d’obtenir la permission des autorités pour se rendre d’une municipalité à l’autre. Dans certaines zones, ils ont même besoin de permis spéciaux pour circuler entre différents villages.
Dans d’autres, ils sont essentiellement confinés chez eux la nuit, et risquent d’être arrêtés s’ils essaient de quitter leur village ou leur quartier sans autorisation ou en dehors du couvre-feu. Il existe même des endroits où les Rohingyas ne sont pas autorisés à circuler sur les routes et ne peuvent emprunter que les voies navigables, et uniquement pour se rendre dans d’autres villages musulmans. Pour ceux qui arrivent à obtenir la permission de se déplacer, passer par le réseau des postes de contrôle leur vaut des actes de harcèlement, des manœuvres d’extorsion, voire des violences aux mains de la tristement célèbre police des frontières dans le nord de l’État d’Arakan.
Pour les Rohingyas ayant besoin de soins médicaux, l’accès au principal hôpital de Sittwe, la capitale de l’État, est fortement limité, sauf dans les cas d’extrême urgence. Les personnes autorisées à recevoir des soins sont installées dans des salles réservées aux musulmans, qui sont gardées par la police. Une grande partie des enfants rohingyas n’ont pas le droit d’être scolarisés dans les écoles publiques, et les enseignants du système public refusent souvent de se rendre dans les zones musulmanes. Du fait de ces restrictions, les membres de cette communauté éprouvent par ailleurs d’énormes difficultés à se procurer de la nourriture ou à trouver des moyens de subsistance. La malnutrition et la pauvreté sont très répandues.
Ces discriminations sont sous-tendues par le fait que les Rohingyas sont essentiellement privés de nationalité - et des droits qui y sont associés - depuis le début des années 80, lorsque les autorités ont promulgué une loi à cet effet. La répression s’est toutefois intensifiée de manière alarmante récemment - en particulier depuis 2012, lorsque des vagues de violence entre musulmans et bouddhistes, ces derniers étant souvent soutenus par les représentants de l’État, ont balayé la région.
J’ai passé les deux dernières années à me rendre dans l’État d’Arakan et les histoires que j’ai entendues sont bouleversantes. Encore et encore, des Rohingyas et d’autres membres de minorités musulmanes ont comparé leur quotidien dans l’État d’Arakan à une vie en cage. J’ai parlé avec une jeune fille de 16 ans qui, quelques heures à peine après avoir passé un examen de sciences physiques dans son établissement, m’a dit qu’elle avait abandonné son rêve de devenir médecin parce qu’en tant que Rohingya il ne lui était pas permis de faire des études supérieures.
D’innombrables personnes ont dit lutter pour survivre, en particulier parce que le gouvernement continue à empêcher les organisations humanitaires de se rendre dans l’État d’Arakan.
Ce que presque toutes les personnes que j’ai rencontrées ont en commun est un profond sentiment d’impuissance et de désespoir quant à leur futur. Beaucoup d’entre elles sont prisonnières de cette réalité depuis aussi loin qu’elles se souviennent, et ne voient aucune issue à la situation actuelle. « Il n’y a pas d’état de droit ici. C’est une zone sans loi [...] Il n’y a aucun espoir », m’a dit le père d’un jeune homme tué par des membres de la police des frontières.
La seule solution pour avancer est que le gouvernement agisse immédiatement afin d’abolir ce régime indigne. À titre de première étape, il convient de développer un plan d’action complet visant à démanteler ce système d’apartheid, qui doit inclure l’abrogation ou la modification des lois discriminatoires et un remaniement draconien des politiques et pratiques en vigueur.
Des crimes contre l’humanité sont commis chaque jour dans l’État d’Arakan. Les éléments recueillis par Amnesty International indiquent que ces crimes sont commis dans le contexte d’un régime institutionnalisé d’oppression et de domination systématiques d’un groupe racial, et s’apparentent donc à l’apartheid.
Cette réalité ne peut être ignorée et escamotée. Un climat qui permet à des crimes et violations des droits humains de rester impunis ne fait qu’entretenir le cycle des abus. Il faut mettre en œuvre l’obligation de rendre des comptes, et les responsables présumés - quels que soient leur rang ou leur fonction - doivent être traduits en justice. Si le gouvernement ne veut ou ne peut pas entreprendre cette tâche, ce qui a été le cas jusqu’à présent, la communauté internationale doit intervenir.
Les États doivent user de tous les outils diplomatiques dont ils disposent afin de faire pression sur les autorités du Myanmar et de les convaincre d’agir sans tarder. Les pays donateurs, en particulier, doivent veiller à ce que l’aide au développement ne soit pas utilisée d’une manière qui renforce ce système abject. Le monde ne peut plus rester passif face à cet apartheid du 21e siècle.