Sortir de l’état d’hibernation – un an après l’assassinat de Tahir Elçi par Türkan Elçi

Il y a un an, l’avocat des droits humains et fondateur d’Amnesty International Turquie, Tahir Elçi, était abattu à la fin d’une conférence de presse, durant laquelle il avait lancé un appel en faveur de la paix. Türkan, son épouse, livre ses réflexions sur ce qui s’est passé ce jour-là et sur les répercussions pour elle-même et pour la paix dans le sud-est de la Turquie.

Cet après-midi là, mon téléphone s’est mis à sonner, sans s’arrêter. Les appels arrivaient l’un après l’autre.

La conférence de presse organisée par Tahir avait été interrompue par un incident. Un coup de feu. Que s’était-il passé ? Quelqu’un était-il blessé ? Tahir était-il sain et sauf ?

Sur le moment, je ne l’ai pas réalisé, mais mes interlocuteurs ne me disaient pas tout ce qu’ils savaient. Personne ne souhaitait être celle ou celui qui porte la mauvaise nouvelle.

J’ai couru jusqu’à ma voiture et j’ai foncé dans les rues, à grands coups de klaxon, en insultant les conducteurs du dimanche. Pourquoi roulaient-ils si lentement ? J’ai été arrêtée aux feux. Pourquoi étaient-ils tous rouge et si longs avant de passer au vert ?

En approchant de l’hôpital, j’ai entendu quelqu’un hurler. J’ai mis un moment à réaliser que c’était moi. J’ignorais qu’il y a des instants dans une vie où l’on est incapable de reconnaître le son de sa propre voix.

Je me suis figée dans un hurlement d’effroi, puis j’ai franchi en courant la porte d’entrée de l’hôpital. L’un de mes frères était là à m’attendre. « Où est Tahir Elçi ? », a-t-il demandé.

« Tahir Elçi se trouve à la morgue », a répondu une voix.

À ce moment-là, j’ai entendu ma tête frapper le sol.

Lorsque j’ai repris connaissance, on m’a aidé à me relever et je me suis précipitée à la morgue.

Une foule m’entourait. Me parvenaient un bourdonnement et un murmure constant de voix. Je ne comprenais pas leurs paroles. Je voyais des cercles noirs, et tout a commencé à disparaître.

Je me rappelle avoir pensé à l’époque que tout cela n’était qu’un cauchemar : que j’allais m’éveiller aux côtés de Tahir lorsque la lumière de l’aube allait filtrer à travers les rideaux et que j’allais lui raconter ce rêve. Ou peut-être pas, pour ne pas l’inquiéter.

Ce tour que me jouait mon esprit – l’illusion que sa mort était irréelle – a duré trois jours. Puis cela s’est estompé.

Cette nuit-là, la nuit où cette brume de l’illusion s’est levée, la neige s’était mise à tomber. C’était le début de l’hiver et le sol fut juste saupoudré. Je me suis dit qu’il devait faire très froid sous terre, là où reposait désormais Tahir, et qu’il haïssait le froid.

Une fois l’état de choc passé, la douleur de la perte de Tahir a pénétré en profondeur comme le froid de l’hiver, me glaçant jusqu’aux os.

Ce moment fut tellement douloureux. Il m’est difficile d’y repenser, et plus encore de le raconter. Il me faut remonter de sombres corridors jusqu’à cet instant que j’aimerais pouvoir laisser derrière moi ; mais je sais que c’est impossible. C’est comme appuyer sur une blessure douloureuse, une blessure qui reste à vif et provoque un cri de douleur toujours aussi intense un an après.

Ma voix, que je reconnaissais désormais, s’est retrouvée prise au piège dans ma tête, entamant un incessant monologue.

Ce que j’ai évoqué ici est une brève chronique de la mort de mon époux. Toutefois, le récit des meurtres commis sur notre sol est bien plus long. C’est l’histoire d’une terre transformée en champ de bataille. Un lieu où la mort plus que le droit à la vie est sanctifiée et où les actes des assassins entraînent les innocents dans leur jeu macabre.

En éliminant ceux qui se dressent contre la guerre, ils nous entraînent dans leur sillage.

Tahir Elçi a été pris pour cible par des belligérants alors qu’il tentait d’expliquer le caractère sacré du droit à la vie dans une société orpheline qui lutte pour s’arracher à une violence tentaculaire.

C’était une petite voix dissidente qui dénonçait la violence. Une voix que les combattants n’avaient pas envie d’entendre. Elle était porteuse d’une note d’harmonie quelque peu discordante par rapport à leurs belliqueuses volontés – qu’ils étaient les seuls à trouver mélodieuses.

Le leitmotiv de Tahir – « les gens ne doivent pas mourir, l’humanité ne doit pas être détruite, les combats doivent cesser » – devait être étouffé. Lorsque ce fut le cas, la violence a redoublé. Dans les jours qui ont suivi son assassinat, des villes entières ont été détruites et des personnes dont les noms ne sont même pas recensés ont connu une mort atroce.

Dans ces territoires sans foi ni loi, il s’était dressé pour faire barrage à l’illégalité. Il a dépoussiéré des piles de dossiers sur les disparitions forcées et tenté de traduire les responsables en justice devant des tribunaux internationaux. Cependant, sa lutte contre l’impunité en a fait une cible pour ceux qui ne voulaient pas voir la justice à l’œuvre.

Tahir a été tué au vu et au su de tous, abattu sous l’œil des caméras. Toutefois, les espoirs de ceux qui réclament la paix ne se sont pas éteints avec lui. Au contraire, sa mort a renforcé notre conviction que, pour créer un monde meilleur et envisager l’avenir avec espoir, nous devons effacer les frontières imaginaires qui nous divisent. Nous devons être aux côtés des opprimés et aider les victimes à dissiper les brumes.

Tahir Elçi a été tué le 28 novembre 2015, à Diyarbakır

Cet article a été initialement publié par New Internationalist.

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