En tentant d’empêcher les départs vers l’Europe, l’Italie offre son aide au gouvernement tunisien sans exiger un plus grand respect des droits humains, au risque de renforcer la position d’un dirigeant de plus en plus répressif et d’alimenter des atteintes aux droits humains toujours plus graves.
La Tunisie traverse une profonde crise institutionnelle, économique et sociale. Depuis le coup de force du président Kaïs Saïed le 25 juillet 2021 – 10 ans après la chute de Ben Ali et le début de la construction d’un nouveau système constitutionnel fondé sur l’état de droit et le respect des droits humains – le pays est plongé dans une spirale autoritaire. Kaïs Saïed s’est arrogé des pouvoirs exceptionnels, a dissous le parlement, gouverne par décrets et a adopté une Constitution qui étend les pouvoirs de l’exécutif et menace les droits humains.
Non seulement la nouvelle Constitution donne au président le dernier mot quant à la nomination des juges, mais Kaïs Saïed s’est aussi attribué, par décret-loi, le pouvoir de destituer celles et ceux en fonction. Ce texte est entré en vigueur immédiatement et a entraîné la révocation de 57 juges. Kaïs Saïed a également promulgué des lois qui restreignent la liberté d’expression et sont utilisées pour ouvrir des enquêtes contre certains des plus célèbres opposants au gouvernement. En particulier, depuis février dernier, les autorités ont arrêté plus de 20 personnes parmi lesquelles des militant·e·s, des avocat·e·s, des journalistes et des personnalités politiques, dont Rached Ghannouchi, chef du principal mouvement politique de l’opposition, Ennahda. Il y a quelques jours à peine, cet homme a été condamné à un an d’emprisonnement au titre de la loi sur l’antiterrorisme, pour avoir déclaré lors de funérailles que le défunt n’avait pas peur « d’un dirigeant ou d’un tyran ». Ces dernières semaines, des enquêtes ont été ouvertes contre quatre avocats connus, dont un avocat qui défend des chefs de l’opposition politique, une avocate qui milite depuis longtemps pour les droits des femmes, le dirigeant d’un parti politique de l’opposition qui œuvre à promouvoir des réformes démocratiques depuis des décennies, et un ancien ministre de la Justice. Bon nombre des personnes visées par une enquête sont accusées, sans preuve, d’avoir conspiré contre l’État.
En cette période de forte inflation, les politiques incohérentes de Kaïs Saïed alimentent une plus grande instabilité économique et sociale, mais aussi les violences à l’encontre des personnes réfugiées et migrantes. Le 21 février dernier, le président tunisien a prononcé un discours raciste et xénophobe à l’égard des personnes venant d’Afrique sub-saharienne, qui a entraîné une vague d’agressions motivées par le racisme contre les personnes noires en Tunisie. Manuela D., réfugiée camerounaise de 22 ans, a raconté à Amnesty International avoir été attaquée à l’extérieur d’un bar par six hommes qui l’ont attachée et poignardée, lui infligeant ainsi de graves blessures à la poitrine, au ventre et au visage. Beaucoup d’autres personnes ont été chassées de chez elles et leurs effets personnels leur ont été volés. Les organisations locales ont recueilli des informations sur des centaines d’arrestations, d’expulsions et de violences visant des personnes noires, y compris des personnes migrantes, étudiantes ou demandeuses d’asile.
L’Union africaine, les Nations unies, les États-Unis et plusieurs organisations de défense des droits humains ont vivement réagi aux attaques contre l’état de droit, à la répression de l’opposition et aux commentaires xénophobes de Kaïs Saïed. Le Parlement européen et plusieurs gouvernements d’Europe ont également condamné les mesures répressives du président tunisien. De son côté, le gouvernement italien, préoccupé par le nombre croissant d’arrivées par la mer depuis la Tunisie et obnubilé par l’idée d’inverser la tendance, poursuit son action diplomatique pour convaincre les institutions financières internationales et tout gouvernement en mesure de le faire de financer le régime de Kaïs Saïed, tout en fermant les yeux sur ses mesures liberticides. Déjà depuis février, la présidente du Conseil Giorgia Meloni et le ministre des Affaires étrangères Antonio Tajani se sont exprimés publiquement ou en privé pour demander au Fonds monétaire international, à l’Union européenne et aux États-Unis de mettre des fonds à disposition. Dans cette optique, ils se sont aussi adressés directement aux Émirats arabes unis, au Qatar, à l’Algérie et à Israël.
Ainsi, le gouvernement italien ne se limite pas à fournir des vedettes aux garde-côtes tunisiens – 12 auraient déjà été livrées et quatre devraient arriver sous peu. Il fait tout son possible pour aider Kaïs Saïed à sortir de l’impasse financière dans laquelle celui-ci a mené son pays. Le problème est que, pour empêcher le départ des personnes réfugiées et migrantes des côtes tunisiennes, l’Italie ferme les yeux sur les violences attisées par les autorités tunisiennes. D’une certaine façon, elle réutilise la même stratégie qu’en Libye (ignorant au passage le récent rapport des Nations unies qui met en avant sa coresponsabilité dans des crimes contre l’humanité commis en Libye) et s’expose au chantage d’un régime toujours plus répressif. Notamment, la violation continue des droits des personnes réfugiées et migrantes, dans un pays qui ne dispose pas de lois sur l’asile mais en a une pour ériger l’homosexualité en infraction, pourrait contribuer directement à accroître le nombre de départs. L’approche du gouvernement de Giorgia Meloni paraît donc peu avisée, en plus d’être profondément immorale, voire illégale.
Au lieu de mettre la pression sur ses partenaires internationaux pour qu’ils ignorent eux aussi les politiques désastreuses de Kaïs Saïed, le gouvernement italien devrait conditionner son soutien à la prise de mesures résolues et concrètes pour rétablir l’état de droit, pour mettre fin aux attaques contre la liberté d’expression et les opposants politiques, et pour lutter contre toute forme de discrimination et de violence. Empêcher les départs vers l’Europe ne se fait pas en déployant des moyens militaires aux frontières, mais en garantissant les droits et la dignité de toute la population, y compris les personnes réfugiées et migrantes.
Cet article a initialement été publié en italien sur Domani [1].