L’attaque chimique présumée contre Douma, en périphérie de Damas, le 7 avril, a changé la donne. Afin de justifier les frappes militaires de représailles menées contre des cibles en Syrie, les discours officiels de la Première ministre britannique Theresa May ont fait spécifiquement référence aux « images bouleversantes d’hommes, de femmes et d’enfants gisant, morts, de la mousse dans la bouche [5] », et la Maison-Blanche à des vidéos et des images montrant « les restes d’au moins deux bombes-barils contenant du chlore qui ont servi dans le cadre de l’attaque, dont les caractéristiques correspondent à celles utilisées lors de précédentes attaques [6] ».
Nous ne mettons pas en doute la véracité de ces images. En effet, à Amnesty International, nous avons travaillé à en vérifier un grand nombre. Le cœur de notre travail dans les zones de conflit consiste à évaluer si les militaires et les groupes armés respectent les obligations juridiques internationales applicables. Les preuves disponibles en libre accès vérifiées peuvent s’avérer cruciales pour évaluer le respect des règles du droit international humanitaire et relatif aux droits humains.
Toutefois, la particularité de ces images, c’est que ces États les ont placées au premier plan pour justifier leur intervention du 14 avril en Syrie. Oui, clairement, d’autres éléments viennent les corroborer. Le gouvernement français évoque des entretiens avec des personnes sur le terrain, les États-Unis « des renseignements fiables indiquant une coordination entre les officiers syriens avant l’attaque ». Mais il est vrai également que, l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC) n’ayant pas pu au départ se rendre sur le site à Douma, il fut difficile de trouver des preuves publiques faisant autorité. Cela contraste, par exemple, avec la frappe aérienne américaine menée au lendemain de l’attaque contre Khan Cheikhoun en avril 2017, avant laquelle le ministère turc de la Santé avait publié une déclaration [7] pointant du doigt l’utilisation de gaz sarin, ce que l’OIAC a par la suite confirmé.
Le gouvernement ayant refusé ou ignoré ses multiples demandes pour se rendre en Syrie, Amnesty International s’est tournée vers les informations disponibles en libre accès ou « open source » – les vidéos et les photos postées sur Internet ou partagées sur les messageries de réseaux sociaux comme WhatsApp – pour étayer ses recherches [8] et faire campagne en faveur de la protection des civils pris au piège du conflit. Sans cela, son travail s’en serait trouvé fortement limité.
Ayant moi-même passé de longues heures à trier, vérifier et analyser des photos et des vidéos montrant des attaques contre des civils et la destruction de biens civils, je suis certain que les images récentes de Douma recueillies et vérifiées par des organisations dignes de confiance, à l’aide de méthodologies bien établies, ne sont pas truquées.
Ce qui ne veut pas dire pour autant qu’il n’y a pas de fausses images en circulation. Il y en a – et cela fait partie d’un problème plus général. Encore et encore, se servant d’exemples de contenus falsifiés, des gouvernements, des groupes armés et leurs partisans ressortent l’argument éculé des fake news (fausses informations) pour masquer un acte horrible. Une violation des droits humains est commise et des images prises à un autre moment et dans un autre lieu apparaissent soudain sur les réseaux sociaux. Le gouvernement syrien exploite le mensonge de ces images pour discréditer d’autres matériels vérifiés – ainsi que la souffrance, le traumatisme et la détresse dont elles témoignent.
Au lendemain de l’attaque du 7 avril contre Douma, on a constaté un foisonnement de ce type de faux contenus – un porte-parole du Pentagone a cité une augmentation de 2 000 % [9] de l’activité des « bots » (robots) russes. Exemple particulièrement frappant mis en avant par le collectif d’enquête en ligne Bellingcat [10] : les images partagées censées « prouver » que les Casques blancs avaient orchestré les attaques. En fait, elles étaient tirées de Revolution Man, un film de fiction financé par le ministère syrien de la Culture qui raconte l’histoire d’un journaliste qui entre en Syrie et met en scène de fausses attaques à l’arme chimique. Si des informations publiques rigoureusement vérifiées ont permis de démonter ces récits trompeurs, le vieil adage selon lequel « un mensonge peut faire le tour de la terre le temps que la vérité mette ses chaussures » règne en maître sur la sphère numérique. En effet, une étude récente du MIT (Massachussets Institute of Technology) publiée dans la revue Science a conclu que, sur Twitter, les fausses nouvelles sont diffusées plus vite et plus loin que les vraies [11].
Si Amnesty International reconnaît que les renseignements disponibles en libre accès peuvent s’avérer utiles pour corroborer et vérifier des événements, ils sont rarement le fondement de notre recherche et de notre analyse. En Syrie, nous nous efforçons sans relâche d’obtenir des interviews directes de victimes, de témoins et d’experts sur le terrain. Nous ne pouvons pas toujours accéder à toutes les zones du pays de manière officielle ou sûre, mais nos équipes de recherche sont en contact permanent avec leurs réseaux dans la région. Les vidéos et les images disponibles en libre accès font désormais partie de ce processus, sans en être l’unique composante. Notre Service de vérification numérique [12] – une équipe d’environ 120 bénévoles de prestigieuses universités dans cinq pays – emploie une méthodologie solide pour sourcer et vérifier ces informations. Nous ne pouvons utiliser un contenu que s’il répond à certaines normes rigoureuses ; sinon, nous l’écartons. Pourquoi ? Parce que si nous ne le faisons pas, nous sapons la crédibilité de notre équipe et de la communauté des droits humains en matière d’établissement des faits, à une période et dans un environnement informatif où cette tâche est cruciale.
À l’ère numérique, peut-être ne faut-il pas s’étonner que des contenus en ligne, disponibles en libre accès, occupent une place prépondérante dans la diplomatie publique des États, allant jusqu’à éclairer les décisions prises par les institutions internationales. Ainsi, un mandat d’arrêt décerné récemment par la Cour pénale internationale pour crimes de guerre en Libye reposait en grande partie sur les preuves numériques vérifiées des crimes présumés. Lorsqu’elles sont le fruit d’un travail sérieux, les investigations menées à partir d’informations disponibles en libre accès peuvent constituer une voie essentielle vers la justice et l’obligation de rendre des comptes pour les victimes d’atrocités commises dans des lieux difficiles d’accès, où un téléphone portable est parfois l’unique témoin capable de partager l’événement avec le reste du monde.
À l’image du « brouillard de guerre » synonyme d’incompréhension et de doute, les États devraient s’adapter au fatras des récits contradictoires et concurrents qui prospèrent sur les plateformes numériques au lendemain d’atrocités telles que l’attaque contre Douma. Si nous voulons faire en sorte que les contenus disponibles en libre accès servent effectivement à traduire en justice les responsables, nous tous – États, institutions internationales, médias et organisations de la société civile comme Amnesty International – devons garantir la clarté, la transparence et la fiabilité de nos méthodologies de vérification. Sinon, c’est la porte ouverte à la diffusion de la désinformation et de la propagande qui met à mal la vérité – avec des conséquences potentiellement désastreuses pour les victimes de violations et de crimes avérés.