Plusieurs semaines plus tard, le président Recep Tayyip Erdoğan a publié un décret annonçant le retrait de la Turquie de la Convention d’Istanbul [1] , un traité international majeur visant à lutter contre les violences faites aux femmes et contre les violences domestiques. Cette décision profondément troublante a été condamnée par la communauté internationale, et elle a entraîné plusieurs mois de manifestations de la part des militant·e·s pour les droits des femmes et des personnes LGBTQ+.
Depuis le 1er juillet 2021, le retrait de la Turquie est officiel ; elle devient ainsi le tout premier membre du Conseil de l’Europe à se retirer d’un traité international relatif aux droits humains. Ironie de l’histoire, la Turquie était le premier État à signer et à ratifier la Convention. Rédigé par des États membres du Conseil de l’Europe et ouvert aux signatures à Istanbul en 2011, ce traité établit un cadre juridique qui protège les femmes des violences et qui favorise l’égalité des genres par le biais de la législation, de l’éducation et de la sensibilisation. La Convention d’Istanbul a été ratifiée par 34 membres du Conseil de l’Europe sur 47. La liste des États européens qui n’ont pas encore ratifié cette Convention comprend : l’Arménie, l’Azerbaïdjan, la Hongrie, la Slovaquie, la Bulgarie, la République tchèque, la Lettonie, la Lituanie, la Moldavie, la Russie, l’Ukraine et le Royaume-Uni.
Ce traité est un outil primordial qui a déjà métamorphosé les vies de millions de femmes et de filles dans les pays signataires. C’est grâce à la ratification et à l’application de la Convention d’Istanbul que la Finlande a mis en place une ligne d’assistance téléphonique 24 heures sur 24 pour les victimes de violences domestiques, et que l’Islande, la Suède, la Grèce, la Croatie, Malte, le Danemark et la Slovénie ont adopté depuis 2018 des définitions juridiques du viol fondées sur l’absence de consentement.
La Convention d’Istanbul est un instrument international largement reconnu qui est devenu la norme de référence pour prévenir et combattre les violences faites aux femmes et les violences domestiques. Elle a des répercussions au-delà du Conseil de l’Europe. Le Royaume-Uni et l’Ukraine se sont récemment fortement engagés à la ratifier et le Mexique, qui a le statut d’observateur au Conseil de l’Europe, a annoncé son intention de devenir partie au traité.
Malheureusement, la Turquie n’est pas le seul État à rejeter cet outil vital. L’an dernier, la Pologne a annoncé son intention de se retirer de la Convention, en affirmant qu’elle menaçait les « valeurs de la famille », tandis que la Hongrie refuse de la ratifier au prétexte qu’elle « impose d’inquiétantes idéologies liées au genre ». Ces discours dangereux reprennent les affirmations du gouvernement turc selon lesquelles la Convention d’Istanbul « normalise l’homosexualité » et apparaissent en même temps que les tentatives communes de la Pologne et de la Hongrie de faire machine arrière en matière de droits des personnes LGBTQ+ et de légitimer les discriminations.
La décision de la Turquie a été condamnée par des gouvernements et des personnalités de premier plan à l’échelle mondiale, dont le président américain Joe Biden et la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen.
Ce choix fait par Recep Tayyip Erdoğan fera courir davantage de risques à des millions de femmes et de filles. La vidéo de Samsun n’est que la partie émergée de l’iceberg : selon des groupes de défense des droits humains, au moins 300 femmes ont été assassinées en Turquie l’an dernier, et plus de 100 femmes ont déjà été tuées en 2021. L’inefficacité de la lutte contre les violences faites aux femmes en Turquie est aggravée par une culture d’impunité des violences cachée derrière les « valeurs de la famille ».
La pandémie de COVID-19 et les confinements qu’elle a entraînés ont rendu la situation encore plus dangereuse, avec un pic particulièrement élevé des signalements de violences faites aux femmes et aux filles en Turquie. Au lieu de se retirer de la Convention, la Turquie devrait tenter de l’appliquer par le biais de textes législatifs, de politiques nationales et d’autres mesures visant à protéger les femmes et les filles des violences, sans discrimination. Les mesures prises par la Turquie depuis sa ratification du traité sont manifestement insuffisantes, comme le démontrent les arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme concernant les violences faites aux femmes.
Toutefois, il y a un espoir. La décision de la Turquie a entraîné contre son gré la mise en lumière des violences faites aux femmes dans le pays, et elle a alimenté les manifestations pendant plusieurs mois. Des dizaines de milliers de personnes sont descendues dans les rues turques pour défendre leurs droits, et des millions de personnes du monde entier apprennent l’existence de la Convention d’Istanbul et se battent pour la défendre pour la première fois.
Aujourd’hui, la Turquie a tourné le dos à la norme de référence pour défendre la sécurité des femmes et des filles et elle a envoyé un message irréfléchi et dangereux aux responsables de violences, qui pourront rester impunis. Néanmoins, aujourd’hui pourrait également être le jour d’inversion de cette tendance. La Turquie est peut-être revenue 10 ans en arrière sur les droits des femmes, mais le président Recep Tayyip Erdoğan a également lancé un défi à toutes les personnes qui croient aux droits humains. Et elles sont prêtes à le relever.
Comme l’ont démontré les mouvements Time’s Up et #MeToo, les violences liées au genre sont un problème d’envergure mondiale auquel les femmes, les filles et les personnes LGBTQ+ sont confrontées chaque jour. Nous devons nous rassembler pour lutter contre ces violences et pour défendre nos droits face à un recul troublant. Nous avons besoin de la protection offerte par les traités internationaux, et nous devons rester solidaires des femmes qui voient s’ouvrir une période difficile pour elles en Turquie.
Cet article a initialement été publié par Newsweek [2].