Lorsque je l’ai rencontrée quelques jours plus tard dans la cour de sa maison à Cúcuta, en Colombie, elle tenait sa fille dans ses bras et avait les larmes aux yeux. Son sourire magique cachait ce que ses yeux ne pouvaient pas cacher : la souffrance d’avoir dû abandonner sa vie car elle avait peur de ne pas survivre si elle restait.
Comme d’autres personnes de la diaspora vénézuélienne, Ana est parmi les protagonistes d’un phénomène révélateur : l’exode de milliers de femmes enceintes qui fuient des hôpitaux qui n’ont pas l’équipement nécessaire au Venezuela.
Au Venezuela, la mortalité maternelle est devenue un drame de la vie de tous les jours.
Le gouvernement vénézuélien n’a pas publié de données sur la santé publique depuis des années. Cependant, au début de l’année 2017, les autorités ont accidentellement publié un bulletin de santé dans lequel apparaissaient des chiffres sur la mortalité maternelle, entre autres. Bien qu’il ait immédiatement été retiré du site Internet du ministère de la Santé face au scandale provoqué par ces chiffres, la vérité avait été révélée.
Entre 2015 et 2016, la mortalité maternelle a augmenté de 65 % au Venezuela, réduisant à néant les récentes avancées et ramenant le pays à la situation dans laquelle il se trouvait il y a 25 ans. Parmi les causes de ces chiffres figurent le manque de médicaments (comme les anticoagulants, les crèmes cicatrisantes, les anti-inflammatoires, les antibiotiques et les antiseptiques), le manque de matériel et d’équipement médical de base (comme des scalpels, des aiguilles et des gants) et le nombre toujours plus faible de personnel médical disposé à travailler sans matériel et sans rémunération.
Quand je suis arrivée en Colombie avec une équipe d’Amnesty International pour étudier les raisons pour lesquelles des millions des personnes fuyaient le Venezuela, je me suis entretenue avec des dizaines de femmes enceintes qui avaient fui les couloirs d’hôpitaux de villes frontalières. La plupart d’entre elles avaient fui le Venezuela de peur de perdre leur bébé ou même de mourir en accouchant dans leur pays.
Ana avait quant à elle décidé de fuir et de se rendre en Colombie en 2015 avec son conjoint et son fils nouveau-né, en quête d’une vie meilleure.
Ils ont passé la frontière à l’un des plus de 250 points de passage non officiels (« trochas ») entre la Colombie et le Venezuela. Ana se souvient de chaque détail de la peur qu’elle a ressentie lorsqu’elle a traversé la rivière qui sépare les deux pays au beau milieu de la nuit, pendant que des hommes armés qui contrôlaient le passage pointaient leur AK-47 sur elle. Elle a pris son fils dans ses bras, a mis les pieds dans l’eau et, les yeux rivés sur l’horizon, a traversé la rivière.
Elle est tombée enceinte un an après être arrivée en Colombie. Avant cela, elle revenait régulièrement au Venezuela, mais elle a alors décidé de ne plus y retourner. Une de ses amies les plus proches était morte dans un hôpital vénézuélien peu avant d’accoucher, en raison de la mauvaise qualité des soins de santé et du manque d’antibiotiques et d’anticoagulants.
De peur qu’elle meure si elle accouchait au Venezuela, Ana et son conjoint ont décidé de s’installer définitivement en Colombie, en dépit des problèmes auxquels ils sont confrontés en tant que migrants sans papiers à Cúcuta. Cette ville frontalière accueille le plus grand nombre de travailleurs irréguliers et le taux de chômage y est parmi les plus élevés de Colombie. La ville accueille également des centaines de Vénézuéliens, qui sont souvent sans abri et qui sont confrontés à la xénophobie agressive de certaines personnes, mais bénéficient de la solidarité silencieuse de beaucoup d’autres.
Ana, qui sait que la loi colombienne ne garantit que les services d’urgence aux étrangers, s’est rendue à l’hôpital Erasmo Meoz à Cúcuta alors qu’elle était sur le point d’accoucher, en novembre 2017. Bien qu’elle n’ait bénéficié que d’une aide médicale limitée lors de l’accouchement, Ana décrit l’événement en des termes élogieux. Et je n’en suis pas surprise. Si j’ai pu me rendre compte d’une chose en Colombie, c’est que les professionnels de la santé étaient consciencieux et déterminés à faire tout leur possible pour atténuer les souffrances de leurs voisins.
L’année dernière, l’hôpital Erasmo Meoz a traité plus de patients vénézuéliens que n’importe quel autre hôpital. Un tiers des rendez-vous médicaux étaient des accouchements. En 2017, l’hôpital a pris en charge l’accouchement de 2 100 patientes vénézuéliennes. Cela représente six accouchements par jour et une multiplication par trois du nombre d’accouchements par rapport à l’année précédente dans cet hôpital.
Bien que l’exode des femmes enceintes vénézuéliennes soit particulièrement visible dans les couloirs de l’hôpital Erasmo Meoz, le même phénomène peut être observé ailleurs en Colombie, par exemple à l’hôpital San José à Maicao ou à l’hôpital Niño Jesús à Barranquilla, qui ont traité un nombre record de femmes enceintes vénézuéliennes l’année dernière.
Les femmes qui fuient le Venezuela dans l’urgence pour accoucher en Colombie sont un symptôme de plus de la grave et irresponsable détérioration du service de santé vénézuélien.
Bien que le gouvernement du Venezuela cache les chiffres à ce sujet, ceux de la Colombie ne mentent pas et sont effrayants. D’après les chiffres officiels, le nombre de Vénézuéliens qui ont eu des rendez-vous médicaux en Colombie est passé de 1 475 en 2015 à 24 720 en 2017, soit une multiplication par 15 en deux ans.
Pourtant, le président Nicolás Maduro continue de nier le fait que le service de santé au Venezuela est en crise et que les avancées sur certains droits ont été réduites à néant.
À la fin de notre conversation, Ana m’a dit que le Venezuela devrait pouvoir garantir le droit de ses enfants à l’alimentation, à la santé et à l’éducation. J’ajouterais que le Venezuela doit garantir les droits des femmes, en particulier ceux liés à la prise en charge complète en matière de santé et à l’accès à des services de santé sexuelle et reproductive.
Cet article a initialement été publié par El País.