« Prie pour moi et allume une bougie », a-t-il demandé à Génesis avant de lui dire au revoir et de rejoindre les 30 passagers entassés à bord du frêle esquif. Ils ont quitté le port de San José de la Costa juste avant l’aube.
Leur bateau n’est jamais arrivé jusqu’à Curaçao. Il a chaviré aux abords de la côte sud-est de l’île, le 10 janvier. Les opérations de recherche et de secours menées principalement par les autorités de Curaçao ont été gênées par le fait que le gouvernement vénézuélien avait ordonné quelques jours auparavant la suspension du trafic maritime et aérien avec Curaçao et deux îles voisines. Les équipes de recherche n’ont retrouvé que cinq corps. Les autres passagers, dont Jóvito, sont toujours portés disparus.
« Il est parti pour nous, pour nos rêves », nous confie Génesis par une journée étouffante, chez eux, dans le nord-ouest du Venezuela. Le couple ne pouvait pas se permettre d’avoir les enfants qu’ils désiraient, explique-t-elle. Aujourd’hui, Génesis ne peut rien faire à part attendre des nouvelles, ses rêves de fonder une famille étant brisés.
Le Venezuela est en proie à une crise des droits humains qui amène les citoyens à tenter un voyage désespéré et périlleux jusqu’à Curaçao, pour se mettre en sécurité et trouver de quoi vivre. Cette île des Caraïbes, État autonome du royaume des Pays-Bas, est située à 95 kilomètres des côtes vénézuéliennes. Beaucoup fuient les persécutions politiques depuis que le gouvernement réprime la dissidence, ce qui s’est traduit par la mort d’au moins 120 manifestants.
Certains partent parce qu’ils ne peuvent plus nourrir leur famille, du fait de l’hyperinflation et des pénuries alimentaires chroniques. D’autres partent en quête d’un système de santé qui fonctionne et de médicaments devenus introuvables au Venezuela. Le naufrage de janvier indique à quel point la situation est désespérée.
L’épouse de Jóvito se retrouve dans une situation incertaine, sans aucune nouvelle de son mari. Quant aux parents de Jeanaury Jiménez, 18 ans, dont le corps a été retrouvé après le naufrage, ils doivent faire face à leur chagrin et aux inquiétudes pour l’avenir.
Jeanaury avait été expulsée de Curaçao une première fois, et avait promis à ses parents de ne jamais retenter la périlleuse traversée. Mais ses sœurs jumelles sont nées prématurées, et la famille avait bien du mal à les nourrir. Jeanaury a alors décidé de retourner à Curaçao, dans l’espoir d’y trouver un emploi.
Quelques jours après que le corps de Jeanaury a été retrouvé, sa mère fait les cent pas dans la maison familiale, dans la ville côtière de La Vela de Coro, portant ses jumelles dans les bras. Impossible de se procurer du lait, ou du lait maternisé. Le père fixe le sol en expliquant que son salaire de chauffeur routier ne suffit plus à couvrir les besoins de la famille. Des photos de Jeanaury ornent les murs du salon.
Tandis que les familles comme celle de Jeanaury se demandent comment elles vont pouvoir se procurer leur prochain repas, les possibilités pour quitter le Venezuela se resserrent. Le coût d’un billet d’avion ou même d’un voyage par la route est trop élevé pour la plupart des Vénézuéliens, et la fermeture intermittente des frontières a donné lieu à l’émergence d’itinéraires clandestins, contrôlés par les passeurs. Les femmes, les enfants, les adolescents et les communautés indigènes sont particulièrement exposés à des problèmes de santé et de sécurité.
La plupart des pays voisins n’ont pas de système d’asile pour venir en aide aux migrants vénézuéliens. Certains ont durci les contrôles de l’immigration vis-à-vis des Vénézuéliens ces dernières années. En 2016, la gouverneure de Curaçao Lucille George-Wout a prononcé un discours incendiaire [1], affirmant que « presque toutes les personnes qui arrivent sont issues exclusivement des secteurs de la délinquance, du travail illégal et de la prostitution ».
Les gens continuent de partir, prêts à affronter la discrimination et le dangereux voyage, en quête d’une vie plus sûre. Depuis 2014, selon le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) [2], au moins 145 000 ressortissants vénézuéliens ont demandé l’asile à l’étranger ; 444 000 ont sollicité des arrangements en dehors du système d’asile qui leur permettraient de vivre et de travailler dans un autre pays pendant une période prolongée.
La famille Razz, de La Vela de Coro, sur la côte nord-ouest du Venezuela, sait à quel point quitter le pays peut s’avérer dangereux. Normelys, 34 ans, a perdu son époux Danny lors du naufrage du 10 janvier. Sa jeune sœur Nereida attend toujours des nouvelles de son époux, Oliver, porté disparu. Les deux hommes se rendaient à Curaçao pour trouver du travail. Cette double tragédie laisse la famille dans une situation encore plus précaire.
Normelys se remémore sa dernière conversation téléphonique avec son mari Danny, avant qu’il n’embarque. « Il m’a dit : " Dis à mes filles que je les aime. Là où je vais, tout ira bien. Ne sois pas triste ". Sa voix était celle de quelqu’un qui fait ses adieux. »
Ceux qui parviennent jusqu’à Curaçao sont bien souvent arrêtés et expulsés, et tentent d’y retourner encore et encore. Danny s’était rendu à Curaçao à deux reprises et avait même économisé assez d’argent pour ouvrir une affaire de mototaxi lorsqu’il est rentré au Venezuela, mais les difficultés financières du pays l’ont contraint à retenter sa chance à Curaçao.
Une troisième sœur de la famille Razz, Neyra, a passé deux mois sur l’île, sans papiers, en 2017. Elle faisait occasionnellement des ménages pour gagner un peu d’argent, dans la peur permanente des descentes de police. Finalement, elle a été arrêtée, détenue pendant deux semaines et renvoyée au Venezuela.
Comme tant d’autres, Neyra s’était rendue à Curaçao dans l’espoir d’acheter des produits de base comme de la nourriture et des médicaments, que l’on ne trouve plus au Venezuela. Elle s’est vite rendu compte que les choses n’étaient pas si simples pour celui qui n’a pas de documents de voyage valides.
« Ma vie là-bas était horrible, explique Neyra. Je voulais ramener des médicaments, de la nourriture, mais ils ne vous laissent pas acheter de médicaments, même avec un dossier médical. Je me sentais totalement impuissante. »
Le Venezuela ignore les appels de la communauté internationale visant à remédier aux causes de la crise des droits humains qui contraint les citoyens à partir et refuse toute coopération internationale afin de garantir l’accès à l’alimentation et aux médicaments. Au contraire, le gouvernement intensifie les mesures de répression, rendant la vie insupportable pour ceux qui restent.
L’État vénézuélien a l’obligation de respecter, protéger et réaliser les droits humains de tous les Vénézuéliens, et la communauté internationale doit lui apporter le soutien nécessaire pour y parvenir.
Les pays voisins partagent la responsabilité de trouver des solutions au niveau régional. En effet, la Commission interaméricaine des droits de l’homme (CIDH) demande aux États de mettre en place des mécanismes pour protéger et traiter dignement les migrants et les réfugiés. Si le Pérou, le Brésil et la Colombie ont pris des mesures en ce sens, il faut faire bien davantage pour prévenir de nouvelles tragédies.
Deux mois après le naufrage, les familles de ceux qui sont portés disparus demandent aux autorités du Venezuela et de Curaçao de poursuivre les recherches et de procéder à des tests ADN [3] sur les corps qui n’ont pas encore été identifiés. Elles affirment se heurter à un mur de silence.
« Il ne fait pas bon vivre au Venezuela », a déclaré Nereida Razz, qui est toujours sans nouvelles de son époux. Malgré son chagrin, Nereida comprend pourquoi Oliver a dû partir.
« Il est parti en quête d’une vie meilleure, parce que vivre ainsi vous brise le cœur. »