Par Kartik Raj, chargé de campagne/chercheur sur l’Union européenne à Amnesty International
Gerry McKerr, l’un des « hommes cagoulés », expression qui désigne le groupe de détenus soumis par les forces de sécurité britanniques aux « cinq techniques » d’interrogatoire en Irlande du Nord, est décédé cette semaine, à l’âge de 71 ans.
J’ai rencontré Gerry pour la première fois en novembre dernier, lors d’une conférence de presse à Dublin, au cours de laquelle Amnesty International s’est jointe aux « hommes cagoulés » pour demander au gouvernement irlandais de solliciter la réouverture de l’affaire portée en 1978 devant la Cour européenne des droits de l’homme. Dans l’affaire Irlande c. Royaume-Uni, la Cour avait statué que ces hommes avaient été soumis à des traitements inhumains et dégradants, mais pas à des actes de torture.
De nouveaux éléments rendus publics par le service d’investigation de la chaîne télévisée irlandaise RTÉ en juin dernier ont montré que le Royaume-Uni avait caché certaines informations cruciales à la Cour européenne qui auraient pu l’amener à conclure que ces hommes avaient été torturés. Le témoignage poignant livré par Gerry McKerr dans The Torture Files [Les dossiers de la torture], dans lequel il décrit les positions douloureuses endurées, résonne encore à mes oreilles : « Nous devions rester dans cette position dans un silence absolu. On étouffait, on transpirait abondamment, on devenait de plus en plus désorienté, et au bout d’une heure, on s’effondrait. » Le maintien dans des positions douloureuses était l’une des « cinq techniques » d’interrogatoire infligées par les forces de sécurité britanniques aux prisonniers enfermés dans un centre de détention construit à cet effet en Irlande du Nord.
Malgré ses problèmes de santé, Gerry avait fait le déplacement de Lurgan, où il habitait, à Dublin pour prendre la parole lors de notre conférence de presse. Les « hommes cagoulés » ont ensuite rédigé une lettre qu’ils ont remise en mains propres au Taoiseach, le Premier ministre, demandant à l’Irlande de solliciter la réouverture du dossier. Rita O’Reilly de RTÉ et moi-même nous rappelons Gerry après la conférence de presse, aidant patiemment un mauvais conducteur à sortir d’une place de parking, alors que ce dont il avait cruellement besoin, c’était de s’asseoir et de reprendre son souffle. La fatigue n’avait pas de prise sur lui.
Ce fut un plaisir de le revoir à Belfast en décembre, lorsque, à la surprise des « hommes cagoulés », le gouvernement irlandais a demandé à la Cour européenne de réviser son jugement de 1978. Jim McIlmurray, qui coordonne le dossier pour le groupe, se souvient de la réaction de Gerry lorsqu’il a appris la nouvelle : « Justice, nous allons enfin obtenir justice. » Gerry, très élégant dans son costume bleu-gris, arborait un large sourire, tout comme ses compagnons, lorsque nous avons organisé une entrevue avec Thomas Hammarberg, qui avait dirigé en 1971 la mission menée par Amnesty International afin d’enquêter sur les atteintes aux droits humains en détention. Thomas a déclaré ce jour-là : « Le temps ne guérit pas toutes les blessures si justice n’a pas été rendue. » La boucle était bouclée et une lueur de justice et de vérité pointait à l’horizon. En voyant Gerry ce jour-là, sous le ciel irlandais bleu et lumineux de l’hiver, j’ai touché du doigt l’énergie que peut procurer un parfum d’espoir et une lueur de justice.
L’un des grands regrets de Gerry était que le jugement biaisé rendu dans l’affaire des « hommes cagoulés » a servi à justifier la torture infligée à d’autres prisonniers à travers le monde. Hélas, il n’a pas vécu assez longtemps pour voir la justice triompher, mais son engagement inébranlable envers la vérité, la justice et l’obligation de rendre des comptes pour la torture nous rappelle que de telles injustices ne pourront durer éternellement. Les « hommes cagoulés » encore en vie et leurs avocats vont poursuivre le combat. Nous suivrons nous aussi de près l’action de la Cour européenne lorsqu’elle examinera la requête de l’Irlande, dans l’espoir qu’elle rectifie son jugement défaillant, près de 40 ans plus tard.
Dans notre travail visant à faire face au passé en Irlande du Nord, mes collègues et moi-même nous référons souvent au célèbre poète irlandais W.B. Yeats et à son poème The Lake Isle of Innisfree (L’île du lac d’Innisfree) :
Je vais partir maintenant, partir pour Innisfree,
J’y construirai une petite hutte d’argile et d’osier
J’y aurai neuf rangées de fèves, et une ruche qui donne du miel
Et je vivrai seul dans la clairière bruissante d’abeilles.
Je goûterai un peu de paix, car la paix coule lentement,
Coule des voiles de l’aube, là où le grillon chante.
Tout comme la paix, la vérité et la justice « coulent lentement ». Il faut le courage de victimes de la torture comme Gerry et leurs défenseurs pour rappeler à ceux qui sont au pouvoir que leur combat pour la vérité, la justice et l’obligation de rendre des comptes ne s’éteint pas – même après leur mort. J’espère que Gerry a trouvé la paix, et que la vérité et la justice suivront.