Je m’appelle John Edward Henry Sato. J’ai 95 ans. Comment suis-je arrivé ici ? Eh bien, on m’a dit que c’est une cigogne qui m’a amené.
Ma mère est née en Écosse, et mon père au Japon. Ils ont tous les deux participé à la Première Guerre mondiale. Ma mère était infirmière, et mon père était dans la marine japonaise. Ils ont fini par s’installer en Nouvelle-Zélande.
Je me rappelle que quand j’étais petit, les enfants issus de parents de races différentes étaient appelés des sang-mêlé, et j’ai entendu des gens utiliser le terme « daegos » [un terme péjoratif désignant les immigrants italiens] pour parler des personnes ayant des origines italiennes. Mais je n’ai jamais entendu de méchancetés à mon sujet.
J’ai été un enfant maladif, très asthmatique, mais cela ne m’a jamais dissuadé d’aller à l’école. J’adorais l’école. Quand j’ai eu 14 ou 15 ans, j’ai étudié les religions comparées. Je voulais découvrir ce qui était à la source de tout cela. Les gens se font une fausse idée de la religion ; s’ils ne comprennent pas quelque chose, très souvent cela leur fait peur.
D’horribles attentats
C’est ce qui s’est passé pour les attentats de Christchurch. Le vendredi 15 mars, la communauté musulmane a été attaquée sur son lieu de culte. Cinquante et une personnes ont été tuées, et des dizaines d’autres ont été blessées. Celui qui a commis ces horribles attentats l’a fait au nom de la suprématie blanche et de la haine.
Tout le monde en parlait, à la radio et à la télévision. Je ne regarde pas beaucoup la télévision, mais c’était impossible de manquer cette information. Ce fut un triste jour pour la Nouvelle-Zélande.
La seule bonne chose qui en est résulté, c’est que cela a amené les gens à mieux se comprendre entre eux. Cela a été pour eux l’occasion d’apprendre la tolérance, la compassion, le dévouement et le respect, peu importe la race ou la religion.
J’ai tenu à exprimer ma solidarité, alors j’ai pris le bus pour me rendre à une mosquée à Pakuranga. C’était le début d’un long voyage. Comme j’ai arrêté de conduire il y a quatre ans, je prends maintenant les transports en commun pour tous mes déplacements. La mosquée était fermée, mais des fleurs avaient été déposées à l’extérieur du bâtiment, le long du mur.
Je me suis dit qu’il devait y avoir un rassemblement dans le centre-ville, alors j’ai pris trois autres autobus pour me rendre à Aotea Square, où des gens s’étaient effectivement rassemblés. Être assis dans un bus, c’est beaucoup plus confortable que de marcher. Cela n’use pas les semelles. Une foule énorme s’était rassemblée en témoignage de sympathie. Les gens ont voulu exprimer leur compassion à l’égard des personnes touchées par ces attentats.
Dresser des murs
Il y a des bâtiments différents pour les différentes religions, parce que cela correspond à différentes races et cultures. Mais si vous observez les choses sans jugement, vous comprenez qu’ils disent tous la même chose.
Je ne pensais pas qu’il y aurait toute cette publicité autour de mon périple. Je ne suis pas un petit cœur sensible ni un bon samaritain, mais je ressens de la compassion pour les gens. Quand on a soi-même traversé des choses difficiles, on apprend à le reconnaître chez les autres. C’est peut-être une bonne méthode éducative.
Les gens dressent des murs entre eux, et c’est en grande partie dû à l’ignorance ou à une représentation négative dans les médias. Aux informations, on n’entend que des mauvaises nouvelles et des choses moches. On en oublie qu’il y a tellement de belles choses et de bonnes personnes dans ce monde.
Une vie de famille
J’ai beaucoup appris de ma femme et de ma fille. Ma femme et moi, nous n’étions plus tout jeunes quand nous nous sommes rencontrés et mariés.
Je me souviens que mon meilleur ami m’a appris à danser la valse dans un champ : c’était quelque chose à voir. J’aimais danser, mais je pensais ne pas avoir grand-chose à offrir à une fille, à cause de mes origines.
J’ai été appelé pour servir dans l’armée néozélandaise pendant la Seconde Guerre mondiale. J’avais 18 ans, et j’étais un jeune gars parmi tant d’autres. Nous étions tous assez nerveux, et certains d’entre nous avaient probablement aussi un peu peur. Avoir 18 ans à cette époque-là, c’est différent d’avoir 18 ans maintenant. Nous étions tous assez naïfs. Ils débouchaient une grande bouteille de bière et ils vous la donnaient. On descendait trois bouteilles de bière et on titubait dans toute la pièce, et après il fallait rentrer à pied ! Nous avons dormi sous des tentes de la Première Guerre mondiale, que les gouttes d’eau transperçaient quand il pleuvait. Mon lit était constitué d’un sac de foin posé sur un tapis de sol.
Quand je me suis marié, j’avais 40 ans et ma femme en avait 38. Je travaillais dans une petite entreprise, à cette époque-là. Nous nous sommes installés dans un appartement au-dessus de cette entreprise : ce n’était pas idéal, mais nous nous serrions la ceinture pour économiser afin d’acheter un terrain et de faire construire une maison. Quelques années plus tard, ma femme est tombée enceinte.
Notre fille est née totalement aveugle, et quand elle a eu 18 mois elle est devenue épileptique. À trois ans, elle a attrapé un virus, qui a touché la parole : elle comprenait ce que nous disions, mais elle ne pouvait pas parler. Malgré tout cela, elle était incroyablement douée pour le yoga.
Dès son plus jeune âge, elle s’est toujours tenue assise bien droite dans la position du lotus. Elle pouvait croiser ses chevilles derrière son cou, et quand ma femme a dit ça à une professeure de yoga, celle-ci lui a répondu qu’il s’agissait d’une position de yoga classique, et qu’il lui avait fallu sept ans pour la maîtriser.
Nous avons beaucoup appris d’Anne.
Un tournant majeur
Ma femme est morte il y a 15 ans, d’un cancer, et ma fille est morte en octobre dernier, après avoir attrapé un virus. Je suis reconnaissant du fait que ma femme, étant décédée, n’a pas pu voir ma fille souffrir.
Trois jours avant de mourir, ma fille a dit : « Maman, papa, amour, amour. » Et la dernière fois que je l’ai vue, elle a dit : « Papa, amour. » Cela a été un magnifique cadeau.
On est tous capables de supporter un certain nombre d’épreuves. Il y a eu des moments où je me suis demandé pourquoi certaines choses m’arrivaient à moi, des choses émotionnellement douloureuses, mais maintenant je comprends que ces épreuves que j’ai traversées m’ont enseigné la compassion et la tolérance. On apprend énormément quand on traverse soi-même beaucoup de choses.
Je ne peux pas apprendre à d’autres personnes comment elles doivent penser, sentir et se comporter, car nous sommes tous différents ; c’est pour cela que nous avons notre propre chemin à suivre, et que nous devons faire de notre mieux.
Nous sommes tous différents, et certains peuvent s’orienter dans une autre direction que celle que j’ai suivie, mais j’ai tendance à penser qu’il y a encore de l’espoir pour l’avenir.
Tous les militants qui veulent faire changer les choses, y compris ceux d’Amnesty International, doivent savoir qu’apprendre à respecter les autres c’est beaucoup plus important que d’essayer de nuire à autrui.