Pologne : quand les juges deviennent défenseurs des droits humains Par Barbora Cernusakova, chercheuse d’Amnesty International spécialiste de la Pologne

« Il existe un danger lorsque la politique entre dans la justice », a averti le juge Sławomir Jęksa pour résumer sa décision d’accepter le recours d’une femme poursuivie pour avoir employé un langage choquant lors d’un rassemblement. Selon lui, celle-ci avait parfaitement le droit de parler comme elle l’a fait, d’autant plus qu’elle exprimait des inquiétudes sincères quant au recul des droits humains en Pologne.

Quelques jours après avoir rendu sa décision, le juge Jęksa a fait l’expérience de l’ingérence politique qu’il avait justement dénoncée. Le procureur disciplinaire a engagé des poursuites contre lui au motif que sa décision constituait une « expression d’opinions politiques » et une « insulte à la dignité des fonctions du juge ».

 
Le juge Jęksa n’a guère confiance en la procédure disciplinaire qui se déroulera devant la chambre disciplinaire de la Cour suprême. La chambre disciplinaire est un organe judiciaire spécial dont les membres sont désignés par un corps de responsables politiques du parti au pouvoir.
 
Plusieurs autres magistrats ont subi des pressions similaires. Plus d’une douzaine d’entre eux ont fait l’objet de procédures disciplinaires depuis l’automne dernier. Celles-ci peuvent aboutir à des sanctions, dont la révocation de leurs fonctions.
 

« Il existe un danger lorsque la politique entre dans la justice »

Certains juges qui ont proclamé publiquement leur opposition à l’ingérence du gouvernement dans la justice ont été menacés de mort.
 
Le juge Waldemar Żurek, de Cracovie, reçoit des messages haineux depuis plusieurs années. « Le pire était le suivant : “Quand vous irez en famille dans un centre commercial, vous prendrez deux balles.” En lisant le mot “balles”, j’ai eu froid dans le dos. »
 
Le juge Igor Tuleya, de Varsovie, reçoit des menaces quotidiennement. « Cela fait désormais partie de l’ordinaire pour moi et je m’y suis habitué. Je crains que si je commence à les signaler, je n’aie pas le temps de quitter le tribunal. Environ une fois par semaine, je me fais insulter dans la rue. »
Tout cela s’inscrit dans le contexte d’une campagne de dénigrement plus large visant les juges qui ont rendu des décisions en faveur des droits humains depuis 2017. Ceux-ci sont constamment dépeints comme des « ennemis du peuple » qui « nuisent aux intérêts de la Pologne ». Les médias progouvernementaux et certains comptes de réseaux sociaux sont allés jusqu’à violer leur vie privée en diffusant régulièrement des informations personnelles à leur sujet, notamment sur leurs arrêts maladie et leurs voyages à l’étranger.
 

Néanmoins, les juges de Pologne continuent de s’organiser et de résister collectivement aux pressions du gouvernement. « Pour la première fois de notre carrière, nous devons tenir bon et montrer que nous ne sommes pas seulement des fonctionnaires, mais aussi l’autorité qui protège l’ordre juridique », m’a dit la juge Dorota Zabłudowska.

 
Ils ne sont toutefois par les seuls concernés par le combat pour l’indépendance de la justice en Pologne. Il s’agit d’un combat pour les droits humains qui concerne en fin de compte toutes les personnes dans le pays et même en Europe.
 
La Commission européenne vient de prendre une mesure décisive en lançant une procédure d’infraction pour protéger les juges de Pologne du contrôle politique. Il est évident que, en ne protégeant pas les juges de l’ingérence politique, le régime disciplinaire du pays met à mal l’indépendance de son pouvoir judiciaire et menace les droits humains ainsi que le fonctionnement de l’Union européenne dans son ensemble.

Il est évident que, en ne protégeant pas les juges de l’ingérence politique, le régime disciplinaire du pays met à mal l’indépendance de son pouvoir judiciaire et menace les droits humains ainsi que le fonctionnement de l’Union européenne dans son ensemble.

 
Les effets néfastes de l’utilisation abusive de ce système déjà entaché d’irrégularités sont réels et à présent critiqués par la Commission. Les États membres doivent soutenir cette mesure et appeler la Pologne, lors du Conseil des Affaires générales de l’UE qui se réunira la semaine prochaine, à mettre fin au harcèlement et à l’intimidation des juges.
 
Cette décision constitue un tournant important et laisse clairement entendre que l’ingérence dans l’indépendance de la justice ne peut pas être et ne sera pas tolérée. Permettre à un État membre d’agir en dehors de l’état de droit risquerait de contaminer tout le système.
 
Le mois dernier à Poznań, le juge Jęksa m’a déclaré : « Si je suis sanctionné pour avoir fait mon travail, aucun juge en Pologne ne pourra se sentir en sécurité. » Quoi qu’il en soit, le principe selon lequel la justice doit être libre de toute ingérence politique ne sert pas qu’à aider les juges. Il existe pour tous nous protéger.
 

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