Vendredi 22 juillet 2011. Ce jour-là, comme chaque vendredi depuis plusieurs semaines, les Syriens sortent dans les rues manifester pacifiquement.
Cette semaine-là, le thème du rassemblement est « l’unité nationale ». À Daraya, localité de la banlieue de Damas, les Shebab (les jeunes) de Daraya - en allusion au très beau livre de Delphine Minoui « Les passeurs de livres de Daraya » dédiés aux « Shebab de Daraya » - ont, comme chaque vendredi, fait le maximum pour que la manifestation se passe au mieux. Ils ont érigé la non-violence en principe. « Notre révolution est pacifique et quiconque appelle à porter les armes doit être exclu de nos rangs. Le sang de tous les Syriens, y compris des soldats ou de la sécurité, est sacré », écrit peu avant Majd Khoulani, un étudiant de 20 ans et pilier de la bande, relayé dans le quotidien français Libération.
Un autre membre des Shebab de Daraya, Islam Dabbas, prépare les roses et les bouteilles d’eau qu’il prévoit de distribuer aux soldats. Devant la peur de certains de ses amis qu’il se fasse arrêter, il répond : « Laissez-les m’arrêter, du moment qu’ils prennent mes fleurs… ».
Majd et Islam seront en effet arrêtés ce jour-là. D’abord placés dans les centres de détention des terribles « renseignements de l’armée de l’air », ils seront ensuite envoyés dans la non moins terrible prison de Saidnaya. En 2012, leur famille aura quelques nouvelles d’eux, puis plus rien.
En cette fin de juillet 2018, un bruit court en Syrie : les registres d’état civil auraient dans certains cas été mis à jour et annonceraient le décès de plusieurs détenus, ainsi que les dates auxquelles ceux-ci sont survenus. La famille de Majd Khoulani s’est dès lors précipitée à l’administration pour découvrir que celui-ci était mort le 15 janvier 2013. La même date de décès est renseignée pour Islam Dabbas et cinq autres de leurs compagnons de Daraya. En 2017, Amnesty sortait un rapport intitulé « Human Slaughterhouse » sur la prison de Saidnaya. Le rapport détaille les pendaisons collectives qui y avaient lieu plusieurs fois par semaine. Les chercheurs d’Amnesty ont établi qu’entre septembre 2011 et décembre 2015, entre 5 000 et 13 000 personnes y ont été tuées par le régime. Sur base de ce rapport, nous pouvons légitimement postuler que Majd, Islam et leurs amis de Daraya ont été pendus ensemble dans les sous-sols de la prison de Saidnaya le 15 janvier 2013.
En cette fin de juillet 2018, un bruit court en Syrie : les registres d’état civil auraient dans certains cas été mis à jour et annonceraient le décès de plusieurs détenus, ainsi que les dates auxquelles ceux-ci sont survenus. La famille de Majd Khoulani s’est dès lors précipitée à l’administration pour découvrir que celui-ci était mort le 15 janvier 2013.
Les deux cas détaillés ci-dessus ne sont pas isolés : cet été, des centaines, peut-être des milliers de Syriens ont ainsi découvert la mort d’un des leurs. L’ampleur de cette mise à jour est extrêmement difficile à chiffrer, car elles sont découvertes au cas par cas dans un pays auquel les chercheurs des ONG actives dans le domaine des droits humains n’ont pas accès. Il faudra probablement plusieurs mois, voire plusieurs années, avant d’y voir plus clair. À ce stade, il ne semble pas que l’on soit fixé sur le sort des 81 652 Syriens disparus recensés par le Syrian Network for Human Rights (SNHR). Cela sans compter ceux qui ont été enlevés par les autres acteurs du conflit : l’État islamique, mais aussi différents groupes rebelles, comme Jaish al-Islam, le groupe qui tenait la Ghouta Orientale, et les combattants des Unités de protection du peuple (YPG) kurdes. Ils représentent environ dix pour cent des disparus syriens.
La problématique des disparitions forcées n’est pas spécialement l’élément qui fait la une des journaux, à part dans le journal Libération du 13 août 2018. Cela se passe de manière cachée et hors de nos radars médiatiques. Et pourtant, le “système répressif et concentrationnaire” syrien (comme le qualifie sociologue français Michel Seurat dans "Syrie l’état de Barbarie") est un aspect du conflit, plus noir encore que la guerre à outrance et probablement plus ancré dans l’inconscient des Syriens, car il existait avant la guerre, il s’est déchaîné pendant et continuera certainement à exister après.
Pourquoi ces disparitions et leur ampleur devraient nous inquiéter ?
Les disparitions doivent nous inquiéter d’abord car il s’agit d’une violation des droits humains qui en engendre de nombreuses autres. En effet, les tortures et sévices pratiqués par les services de renseignement syriens dans les centres de détention sont parmi les plus cruels qui soient. Le rapport d’Amnesty Internationalpublié l’an dernier sur la prison de Saidnaya décrit des pratiques de torture « à une échelle de masse », « généralisées », « systématiques » et « sur une base quotidienne pour les détenus », conduisant le plus souvent à la mort. Ainsi, le rapport César - du nom de ce déserteur syrien parvenu à exfiltrer de Syrie des dizaines de milliers d’images de personnes mortes en détention - montre qu’entre 2011 et 2013, pour la seule ville de Damas, ce sont plusieurs milliers de détenus qui sont morts des suites des traitements subis.
Ensuite parce que le rythme des disparitions forcées ne semblent pas faiblir. Le SNHR, une ONG partenaire d’Amnesty International, continue à recenser chaque mois de nouvelles disparitions. Au contraire, le régime reprenant des territoires à l’opposition, y applique un contrôle strict de la population. Cela passe notamment par l’arrestation de la plupart des hommes s’y trouvant.
Il est désormais crucial que nous ne détournions pas les yeux de ce qu’il se passe. Le régime a certes regagné la main militairement, mais des milliers de Syriens croupissent toujours dans ses geôles. Pour eux et pour tous ceux qui sont morts, il faut continuer à lutter pour qu’un jour, justice puisse être rendue.