L’insoutenable légèreté de nos dirigeants par Philippe Hensmans, directeur de la section belge francophone d’Amnesty International

Belgique_Violences policières

Maintenant que les faits sont connus du grand public, les questions concernant la mort de Jozef Chovanec dans une cellule de la police de l’aéroport de Charleroi ne cessent de s’accumuler.

La « responsabilité politique » est devenue une interrogation majeure depuis la session des commissions de la justice et des affaires intérieures de la Chambre. Qui savait quoi, quand et qui a dit quoi à propos de quoi ? Il s’agit évidemment de questions importantes, mais la responsabilité politique dans ce domaine va plus loin. Beaucoup plus loin. Le nom de Jozef Chovanec s’inscrit dans une longue lignée de victimes.

Des inquiétudes déjà soulevées

Le cauchemar vécu par Jozef Chovanec à Charleroi nous rappelle douloureusement la mort de Jonathan Jacob. Ce dernier est décédé dans une cellule en janvier 2010 après une violente intervention policière. Même à cette époque, l’enquête ne semble pas avoir démarré avant la diffusion des images de la caméra dans un documentaire télévisé — 3 ans après les faits.

En 2013, Amnesty International et le Comité des Nations unies contre la torture ont exprimé de sérieuses inquiétudes quant à la manière dont l’enquête sur la mort de Jonathan Jacob était menée. Notre organisation a également formulé des recommandations claires pour mettre un terme à l’impunité des actions et comportements policiers illégaux et pour renforcer les mécanismes de surveillance, dans tous les lieux de détention.

Une grande faute politique

Les progrès très limités réalisés dans le cadre de ces recommandations constituent une grande faute politique, la Belgique ne parvenant toujours pas à développer les structures permettant de prévenir autant que possible ce type de tragédie.

« Quinze ans plus tard, l’actualité se charge de nous rappeler, douloureusement, qu’un tel contrôle n’est toujours pas d’actualité »

Pourtant, depuis 2005, après que la Belgique a signé le protocole facultatif à la Convention des Nations unies contre la torture, tous les gouvernements successifs ont promis que la surveillance des lieux de détention serait mise en conformité avec les normes internationales. Ainsi, notre pays s’est engagé à mettre en place un mécanisme national de prévention indépendant dont l’objectif est de prévenir et de combattre les abus, les mauvais traitements et la torture dans tous les lieux de détention. Quinze ans plus tard, l’actualité se charge de nous rappeler, douloureusement, qu’un tel contrôle n’est toujours pas d’actualité.

Des vies humaines sont en jeu

Interrogée par les Nations unies, la Belgique rejette toute critique à l’encontre du Comité P, sans s’attarder sur d’éventuelles lacunes ni envisager de prendre des mesures qui, comme le demande le Comité contre la torture, « renforcer(aient) encore les mécanismes de contrôle et de surveillance des forces de police, en particulier le Comité P et son service d’enquête, qui devrait être composé d’experts indépendants recrutés en dehors des forces de police ».

Questionné hier dans l’hémicycle, le ministre de la Justice, Koen Geens, a déclaré que « l’on ne peut pas tout mettre en marche comme on le souhaite » et que « la décision finale reviendra au prochain gouvernement ». Un autre report ? Cela suffit maintenant. La Convention contre la torture et ses protocoles sont plus qu’une simple formalité. Ce sont des vies humaines qui sont en jeu. L’expérience d’Amnesty en dit long à ce propos. L’absence de prévention et l’impunité dont jouissent les auteurs sont autant de clous dans les cercueils des Joseph, des Jonathan et de tous les autres qui sont morts ou ont été passé à tabac sans que des images ne soient enregistrées et sans avocat pour les défendre. Tous ces décès ponctuent l’histoire de la honte qui doit s’afficher au front de nos responsables politiques.

Des mesures doivent être prises

Comme souvent, en Belgique, il faut qu’une catastrophe ait lieu (et qu’elle soit visible) pour que des réformes soient engagées. S’il est évident qu’après une enquête approfondie, justice doit être rendue à Jozef Chovanec aux niveaux pénal, disciplinaire et politique, il n’en demeure pas moins essentiel que nos décideurs déterminent pourquoi trop de gens ne survivent pas à leur contact avec la police.

Condamnez les responsables, donc. Et formez vos policiers — nos policiers — comme c’est le cas dans d’autres pays tout proches de nous. Mais, surtout, hâtez-vous de faire ce qui aurait dû être fait il y a des années déjà, à savoir la mise en place d’un mécanisme de prévention à l’échelle nationale pour empêcher les mauvais traitements à l’encontre des personnes en détention.

Car le seul hommage que nous pouvons laisser à ces victimes, c’est de prendre les mesures qui empêcheront ce genre de tragédies à l’avenir, et pourront sauver des vies humaines, dont le poids ne sera jamais compensé par la légèreté avec laquelle nos dirigeants gèrent cette question.

Cette carte blanche a initialement été publiée sur le site du Soir [1].

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