Au Myanmar, l’emprise de l’armée plonge les minorités dans la détresse Par Matthew Wells, conseiller principal d’Amnesty International pour les situations de crise

Le soldat tenait un couteau sous le nez de Dau*, menaçant de le lui couper s’il ne répondait pas aux questions « correctement ». On lui avait posé les mêmes questions toute la journée – combattait-il pour un groupe armé, avait-il fourni de la nourriture aux combattants, où se trouvaient ces combattants maintenant.

Des soldats de l’armée du Myanmar s’étaient relayés pour être celui qui parviendrait à extorquer des réponses à Dau. Les moins imaginatifs l’avaient piétiné avec leurs bottes, lui avaient asséné des coups de poing et de fusil. L’un d’entre eux lui avait brûlé le visage et le cou avec un briquet. Un autre avait fait mine de lui donner de multiples coups de couteau, s’arrêtant juste avant de le poignarder.

Le plus effrayant, raconte Dau, fut lorsqu’ils l’ont fourré dans un sac et l’ont refermé. «  J’avais beaucoup de mal à respirer, se rappelle-t-il quelques semaines plus tard. Je me débattais de toutes mes forces. »

Dau et une autre victime de torture m’ont raconté qu’ils avaient été arrêtés avec six personnes, dont deux femmes, dans la matinée du 7 juillet 2017. Plus de 100 soldats de deux bataillons d’infanterie ont pris d’assaut leur village de la municipalité de Manton, dans le nord de l’État chan. La veille, des soldats étaient tombés dans une embuscade dans le secteur, tendue par l’Armée de libération nationale Ta’ang (TNLA), l’un des groupes armés ethniques qui luttent contre les forces armées du Myanmar dans une région proche de la frontière chinoise.

Un conflit qui s’aggrave

Après une élection générale historique en novembre 2015, la militante pro-démocratie Aung San Suu Kyi est devenue la dirigeante de facto du gouvernement quasi-civil du Myanmar, succédant au régime militaire en place depuis des décennies. Elle a fait du processus de paix et de la réconciliation nationale ses priorités, apportant l’espoir de résoudre des décennies de combats intermittents dans les régions frontalières et de mettre fin à la discrimination bien ancrée visant les minorités ethniques.

Pourtant, la promesse de ce nouveau départ est compromise, du fait que l’armée du Myanmar s’accroche à ses vieilles méthodes brutales et que le gouvernement civil semble y opposer bien peu de résistance. L’an dernier, le conflit s’est intensifié dans le pays, avec son cortège d’atteintes aux droits humains. Dans l’État d’Arakan, Amnesty International et d’autres ont averti que les forces de sécurité du Myanmar sont impliquées dans de possibles crimes contre l’humanité visant la minorité des Rohingyas.

Si la communauté internationale n’y a pas accordé autant d’attention, l’armée s’est aussi livrée à des violations des droits humains relevant d’une pratique bien établie dans le nord du Myanmar. Un rapport d’Amnesty International publié en juin recensait des crimes de guerre et d’autres violations contre des civils dans l’État kachin et le nord de l’État chan – exécutions extrajudiciaires, disparitions forcées, actes de torture, bombardements aveugles, travail forcé et restrictions à l’aide humanitaire notamment.

Fin juillet, des représentants d’organisations humanitaires travaillant sur le nord de l’État chan, qui ont demandé à ne pas être cités, m’ont confié que la situation avait empiré ces dernières semaines. Selon eux, l’armée s’en prend de plus en plus fréquemment aux civils, dans le cadre des violents affrontements avec la TNLA.

Une sanction collective

À chaque coup, Dau répétait aux soldats qu’il était cultivateur de riz et de feuilles de thé, qu’il était en train de couper du bois lorsqu’il a entendu l’accrochage la veille et qu’il s’est rapidement caché, jusqu’à ce que ce soit terminé. Mais les soldats ne l’ont pas cru, ou n’ont pas voulu le croire.

Dau et les autres personnes arrêtées et torturées chaque jour, du matin jusqu’au soir, sont membres des minorités ethniques Kachin et Ta’ang (ou Palaung). Les civils kachin et ta’ang nous ont raconté que même pendant les périodes d’accalmie, ils sont traités avec méfiance par l’armée, qui les soupçonne de soutenir les groupes armés ethniques de la région. Lorsqu’un incident tel que l’embuscade du 6 juillet se produit, les soldats lancent fréquemment des représailles contre les civils dans les villages voisins, à titre de sanction collective.

Deux semaines auparavant, le 23 juin, la TNLA et l’armée du Myanmar se sont affrontées près du village ta’ang de Man Lan, situé dans le nord de l’État chan. Le lendemain, de très nombreux soldats ont fait une descente dans le village. Ils ont commencé par arrêter un petit groupe d’habitants, avant d’enfermer tout le monde dans le monastère, pendant quatre jours et trois nuits.

Daw Aye Hman, 66 ans, était en compagnie de son époux et de son fils, lorsque des soldats les ont arrêtés chez eux et leur ont intimé l’ordre de se rendre au monastère. « Ils pointaient leurs armes sur nous et criaient, se souvient-elle. Ils nous insultaient. Nous avions très peur. »

Les soldats ont emmené et torturé plusieurs personnes, dont des proches de combattants présumés de la TNLA, selon des témoins que j’ai interviewés et des défenseurs locaux des droits humains qui ont enquêté sur ces événements. Les soldats ont photographié et interrogé tous les hommes.

Le fils de Daw Aye Hman, Kyaw Aung, 38 ans, a lui aussi été interrogé. Né avec un trouble du développement qui a également affecté sa motricité, Kyaw Aung vivait encore chez ses parents et les aidait à la ferme.

« Il ne peut pas bien répondre aux questions, a expliqué sa mère Daw Aye Hman. Ils demandaient si quelqu’un était un soldat [de la TNLA] et mon fils ne savait pas quoi répondre. Ils ont vu une cicatrice sur son visage, rappel d’une chute qu’il avait faite. [À cause de cette cicatrice], ils l’ont soupçonné d’être un soldat.  »

Plusieurs soldats de l’armée myanmar ont frappé Kyaw Aung à maintes reprises sur la tête, à coups de poing et de bouts de bois. Des témoins ont vu des soldats le frapper à l’intérieur du monastère, avant de l’emmener. Son cadavre a plus tard été retrouvé abandonné entre Man Lan et un village voisin.

«  Mon fils ne sera pas dans le village, a déclaré Daw Aye Hman, toujours déplacée plus d’un mois après ces faits. Je ne veux pas y retourner. »

La mainmise de l’armée perdure

Alors que les relations se normalisent entre le Myanmar et la communauté internationale, l’armée ne semble guère disposée à renoncer aux méthodes autoritaires qui ont contribué à faire du pays un État paria durant des décennies. Il est très rare que les crimes de guerre soient sanctionnés, car l’armée contrôle ses propres procédures judiciaires.

Sur plus de 100 victimes de violations des droits humains interrogées par Amnesty International dans le nord du Myanmar au cours des cinq derniers mois, pas une seule n’a porté plainte. La plupart ont ri en évoquant cette idée. Elles ont déclaré qu’elles avaient plus de chances d’être tuées ou incarcérées que de voir un soldat ou un commandant soupçonné d’être responsable d’atteintes aux droits humains faire l’objet d’une investigation crédible. Les expériences du passé leur donnent raison.

De nombreux membres des minorités ethniques du nord du Myanmar pensaient que les élections de 2015 allaient enfin faire évoluer la situation. Ils qualifient aujourd’hui le gouvernement d’Aung San Suu Kyi de complice, après l’avoir vu s’abstenir d’agir contre, ou même de dénoncer, les violations commises par l’armée contre les civils. En effet, le gouvernement soutient l’armée s’agissant de restreindre l’accès humanitaire dans les zones touchées par le conflit.

Il a annoncé qu’il refuserait l’entrée d’une mission d’établissement des faits de l’ONU, mandatée pour enquêter sur les violations des droits humains perpétrées dans le pays. En soustrayant les actes de l’armée à tout examen indépendant, le gouvernement d’Aung San Suu Kyi renforce la culture de l’impunité qui prévaut au sein de l’armée.

Lors de notre dernière conversation fin juillet, Dau m’a dit que certains des soldats qui l’avaient torturé étaient toujours installés dans son village. Il n’a d’autre choix que de les croiser régulièrement, lorsqu’il se rend à la ferme.

« Nous ne voulons pas avoir peur, a déclaré Dau. Nous voulons que l’armée myanmar vive en paix avec les communautés ethniques. Je ne veux plus qu’ils nous torturent. »

*Dau n’est pas son vrai nom. Son nom a été modifié et le nom de son village n’a pas été divulgué, afin de le protéger contre d’éventuelles représailles.

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