Comment une soudaine évolution de Facebook entrave les enquêtes sur les droits humains Par Sam Dubberley, responsable du Service de vérification numérique d’Amnesty International

Quand une crise de droits humains éclate, Amnesty International cherche à se rendre sur place pour constater la situation par elle-même et dénoncer les violations. Toutefois, des problèmes de sécurité, des obstacles diplomatiques ou des questions administratives nous en empêchent parfois. Nous nous tournons alors vers des outils à distance - notamment les sites de réseaux sociaux - pour suivre le déroulement de la crise en temps réel.

Partout dans le monde, des personnes qui défendent les droits humains au niveau local prennent des risques considérables pour filmer des vidéos de violations de ces droits et les diffuser par les canaux les plus susceptibles d’amplifier leur voix, comme Facebook, YouTube et Twitter. 

Ces sites ont tous été construits sur le principe de la démocratisation de l’information, promettant un nouvel espace où des personnes de diverses régions du monde pourraient échanger des idées et créer des liens. Ils ont séduit les défenseurs des droits humains en leur promettant que s’ils publiaient leurs contenus par leur biais, le monde entier verrait ce qui se passait autour d’eux. Les gens ont donc posté des photos et des vidéos des pires violences ‑ exécutions extrajudiciaires, bombes, actes de torture ‑, apportant ainsi certaines des preuves essentielles qui nous sont nécessaires pour faire rendre des comptes aux auteurs de tels agissements.

Les organisations de défense des droits humains ont réagi et se sont adaptées à ce nouvel environnement. Aujourd’hui, nous nous appuyons sur ces cafés numériques construits par les réseaux sociaux. Les recherches d’Amnesty International associent de plus en plus des interviews de témoins oculaires à des contenus sur les réseaux sociaux qui confirment leur propos. Ainsi, nous avons créé le Service de vérification numérique, un réseau d’étudiantes et étudiants que nous sommes en train de former pour qu’ils puissent surveiller les réseaux sociaux, y débusquer des éléments tendant à prouver que des violations des droits humains ont été commises, vérifier ces éléments et les confirmer.

Au fil des ans, nombre de ces plateformes nous avaient invités à des ateliers et à des discussions, nous disant à cette occasion combien elles appréciaient notre travail et respectaient les droits humains. Nous les avions écoutées. Mais tout à coup, elles nous coupent l’herbe sous le pied, entravant notre capacité à protéger les droits humains.

Ces derniers temps toutefois, les réseaux sociaux, sans consultation ou presque, se sont mis à modifier des outils sur lesquels nous avions pris l’habitude de nous appuyer. Au fil des ans, nombre de ces plateformes nous avaient invités à des ateliers et à des discussions, nous disant à cette occasion combien elles appréciaient notre travail et respectaient les droits humains. Nous les avions écoutées. Mais tout à coup, elles nous coupent l’herbe sous le pied, entravant notre capacité à protéger les droits humains.

Pas plus tard que ce mois-ci, toutes les personnes menant des enquêtes à partir d’informations libres d’accès ont été affectées par un changement soudain et non annoncé de la fonction de recherche de Facebook. Graph Search est un outil de Facebook qui leur permettait de dénicher des contenus accessibles au public qui seraient, sans lui, restés enfouis sous d’autres contenus ‑ un peu comme une aiguille dans une botte de foin.

Prenons l’exemple de Mahmoud al Werfalli, dirigeant impitoyable d’un groupe armé libyen, qui est recherché par la Cour pénale internationale sur la base de vidéos trouvées pour la plupart sur Facebook. Des chercheurs de la société civile ont alerté les enquêteurs judiciaires après avoir utilisé Graph Search pour trouver des vidéos sur lesquelles Mahmoud al Werfalli commettait ou ordonnait des exécutions extrajudiciaires. Sans Graph Search, nous n’aurions pas trouvé certaines preuves accablantes sur les crimes contre l’humanité commis par l’armée du Myanmar ni sur le génocide présumé contre les Rohingyas au Myanmarà la fin de l’année 2017. Nous n’aurions pas trouvé les vidéos montrant un hôpital bombardé par le régime de Bachar el Assadà Idlib, en Syrie, confirmant le témoignage du médecin qui avait assisté à la destruction de son établissement.

Maintenant, Facebook a désactivé Graph Search, ce qui risque d’avoir des conséquences désastreuses.

Ce n’est pas la première fois qu’une entreprise de réseaux sociaux trahit celles et ceux qui défendent les droits humains. Mi-2017, soumis à des pressions exercées par les gouvernements pour l’amener à supprimer les contenus susceptibles de représenter ou de glorifier les actes de terrorisme, YouTube a commencé à retirer de sa plateforme de très nombreuses vidéos de Syrie. The Syrian Archive, une ONG basée à Berlin et créée dans le but de répertorier les crimes commis dans le contexte du conflit syrien, dans l’espoir que les responsables seront un jour amenés à rendre des comptes, a perdu des centaines de milliers de vidéos que des civils sur le terrain avaient pris le risque de diffuser sur les réseaux sociaux. La communauté des droits humains s’est alors mobilisée pour intervenir et YouTube a cédé, restituant certaines des vidéos en question. Toutefois, sa politique de retrait reste en place, ce qui signifie que la préservation des contenus de ce type est une bataille permanente.

Dans le pire des scénarios, des algorithmes pourront supprimer ces vidéos pratiquement au fur et à mesure que les défenseurs des droits humains les diffusent, avec des conséquences potentiellement désastreuses pour les enquêteurs. Nous ne pouvons pas demander qu’une vidéo soit rétablie, ou utilisée pour monter un dossier contre un chef de guerre, si nous ne savons même pas qu’elle a été diffusée.

Un porte-parole de Facebook a déclaré que la société avait « suspendu certains aspects de Graph Search » et travaillait « en étroite collaboration avec des chercheurs pour veiller à ce qu’ils disposent des outils dont ils ont besoin ».

En 2018, Google Earth a porté un dur coup à la communauté des droits humains en supprimant une ressource remarquable : Panoramio. Intégré à Google Earth Pro (un des deux outils que devrait avoir toute personne qui enquête sur les droits humains à partir de contenus en ligne), Panoramio permettait aux chercheuses et chercheurs sur les droits humains de consulter des photos de vacances en ligne de personnes ayant visité, par exemple, Alep avant 2010, ou des parties du Nigeria et du Cameroun actuellement en proie à des conflits. Il nous aidait dans la tâche fastidieuse consistant à déterminer à quel endroit une vidéo de frappe aérienne a été filmée, une scène de torture a eu lieu ou une victime de la traite a été vue pour la dernière fois.

Nous n’avons rien contre le fait que les sites de réseaux sociaux améliorent le respect du droit à la vie privée - c’est un droit humain qui nous tient à cœur. Mais ils ne parviennent guère à un juste équilibre en abandonnant purement et simplement certaines fonctions, sans consulter les personnes qui enquêtent sur les droits humains. Et cela ne porte certainement pas à leur faire confiance quand ils affirment soutenir ces droits. 

Un porte-parole de Facebook a déclaré que la société avait « suspendu certains aspects de Graph Search » et travaillait « en étroite collaboration avec des chercheurs pour veiller à ce qu’ils disposent des outils dont ils ont besoin ».

Nous sommes disponibles pour discuter et même travailler avec les sites de réseaux sociaux en vue de trouver un équilibre entre le respect de la vie privée et l’aide à apporter aux défenseurs des droits humains et aux victimes de violations qui tentent, dans les situations les plus difficiles qui soient, de se faire entendre. Nous souhaitons simplement que ces sites reconnaissent le rôle qu’ils pourraient et devraient jouer dans la collecte d’éléments sur ces affaires et la lutte pour la justice.

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