Interview de Roman Colas et Paul Matthey

« En Tchétchénie, il existe deux catégories de gens : ceux qui sont proches de Kadyrov et le reste de la population » Oleg Khabibrakhmanov, défenseur des droits humains

Présent à Bruxelles à l’occasion du festival One World et d’une conférence organisée par Amnesty International, Oleg Khabibrakhmanov, défenseur des droits de l’homme et responsable de la coordination territoriale au sein du Comité contre la torture (fondé en 2000), revient sur la situation en Tchétchénie et détaille les nouvelles méthodes de travail de l’une des principales organisations de défense des droits de l’homme présentes en Tchétchénie.

(Une interview parue dans Gare de l’Est et traduite du russe par Aude Merlin et Roman Colas)

Cela fait déjà près de six ans que le « groupe mobile de défense des droits de l’homme » a été mis en place en Tchétchénie en tant qu’organe décentralisé du Comité contre la torture. Pourriez-vous faire un bref historique de ce groupe et expliquer comment se déroule votre travail actuellement ?

Le nom exact de ce groupe est « Groupe d’action mobile des défenseurs de la Fédération de Russie travaillant en Tchétchénie ». Il s’agit d’une méthode de travail regroupant des membres du Comité contre la torture et tous les autres défenseurs des droits de l’homme qui le souhaitent. Nous sollicitons des collaborateurs d’autres régions de Russie, ce qui nous permet d’ajouter de l’objectivité à notre travail, d’échanger des expériences, et surtout de désorienter le pouvoir qui ne sait plus sur qui faire pression. La composition du groupe change en permanence. Cette méthode nous permet d’assurer la sécurité de nos membres.

Cette méthode a été élaborée en 2009 en réponse à l’assassinat de Natalia Estemirova (responsable de Mémorial à Grozny, ndlr). Tous les protecteurs des droits de l’homme qui travaillaient en Tchétchénie avaient alors pris peur. Même la célèbre organisation Mémorial, pour laquelle travaillait Estemirova, avait suspendu ses activités en Tchétchénie. Toutefois, beaucoup de gens continuaient de faire appel à notre aide et nous ne pouvions nous résoudre à laisser la région sans défenseurs des droits de l’homme. Il nous fallait repenser notre travail pour faire face au danger. La mort de Natasha nous a poussés à réformer nos manières de fonctionner. A présent, le principe est de réaliser des rotations au sein de l’équipe afin que personne n’y reste plus de deux mois. Nous conservons des membres permanents en Tchétchénie, mais ils effectuent des tâches administratives, rédactionnelles, ce qui leur permet de ne pas être exposés dans les médias.

Les personnes que nous défendons sont généralement des Tchétchènes, mais aussi des habitants d’autres régions du Caucase-Nord. Ce sont des gens qui ont souffert de torture ou bien dont les proches ont été enlevés. Principalement, ce sont des femmes ayant perdu leurs enfants qui viennent nous voir : elles n’ont plus rien à perdre.

Toute personne peut s’adresser à nous par n’importe quel moyen, mais ça ne peut pas être anonyme. Parmi les requêtes, on peut bien sûr prendre celles des proches du concerné, mais à un moment donné, on a besoin d’avoir la procuration du requérant lui-même, car selon la loi russe, si nous n’avons pas cette procuration, nous ne pouvons pas représenter l’intérêt du plaignant. Cette procuration est le passage de relais entre le plaignant et nous. Il remet entre nos mains ses droits garantis par la loi, et nous pouvons alors agir en son nom et dans son intérêt. Notre travail ne peut fonctionner que si l’on peut allier le droit du requérant - cette procuration - à notre professionnalisme. On ne peut vraiment avancer que si ces deux conditions sont réunies. Vous aurez peut-être l’impression que je me vante en disant ça, mais je pense être objectif en le disant, nous arrivons à travailler mieux que certains avocats qui travaillent en privé et pour de l’argent. En plus, nous le faisons gratuitement, puisque nous nous finançons nous-mêmes grâce à des donations et des bourses qui permettent de faire fonctionner notre ONG... Les honoraires des avocats sont très élevés et la plupart des Russes ne peuvent se permettre de telles dépenses.

En Tchétchénie, notre organisation (le Comité contre la torture) a fait ses preuves. Elle a permis de faire condamner plus de cent membres des forces de sécurité. Toutefois, depuis 2007 (année de la nomination de Ramzan Kadyrov au poste de président de la République tchétchène, ndlr) et la transmission officielle des organes de l’appareil répressif au pouvoir local, nous n’avons réussi à faire condamner personne.

En décembre dernier, votre bureau à Grozny a été volontairement incendié. Mais vous êtes parvenus à en ouvrir un autre rapidement. Comment faites-vous pour trouver les financements nécessaires ?

Nous nous finançons auprès de plusieurs sources internationales, notamment la Commission européenne, la fondation MacArthur (une fondation philanthropique américaine, ndlr) et plusieurs ambassades étrangères. Chose très étrange, nous continuons même de recevoir des financements du gouvernement de la Fédération de Russie à travers ce qu’on appelle « la Bourse présidentielle ». Nous l’avons reçue l’année dernière, mais on ne sait pas encore si nous la recevrons en 2015. Une petite partie de nos soutiens vient des citoyens russes, mais cela ne représente pas grand-chose.

Quels types de liens entretenez-vous vis-à-vis des associations religieuses qui, en Tchétchénie, affirment venir en aide à la population ?

Nous n’avons pas de liens avec eux. Nous avons quelques objectifs de travail en commun, mais il ne faut pas oublier que toutes les organisations locales en Tchétchénie travaillent avec l’autorisation et sous la houlette de Ramzan Kadyrov. Les intérêts sont différents, parce que ces organisations sont des organes du pouvoir. Nous nous différencions par notre critique de Kadyrov et par le constat que nous posons sur la situation en Tchétchénie : elle est intolérable.

Comment vit-on en Tchétchénie à l’heure actuelle ?

En Tchétchénie, il existe deux catégories de gens : ceux qui sont proches de Kadyrov et le reste de la population. L’écart entre ces deux catégories est gigantesque. Le clan Kadyrov possède tout : le monopole du business, les armes... Le salaire moyen est très bas, et si une famille veut bénéficier de services publics (école, services communaux), un pot de vin est nécessaire. Selon les statistiques officielles, le taux de chômage est à 40% ; selon les statistiques non-officielles, il est à 70%. Il y a eu la guerre, mais les gens savent comment survivre. Avec les parents dans les villages, chaque Tchétchène parvient toujours à se procurer du pain, de la viande et du lait. Sinon, dans l’ensemble, le niveau des prix est très bas - parmi les plus bas de Russie...

Dans le documentaire « Une guerre sans traces » (documentaire de Manon Loizeau, vainqueur du festival One World, ndlr), on voit que le régime de Kadyrov essaie d’effacer le souvenir des guerres et de leurs victimes. Grozny serait ainsi devenue la « capitale de l’amnésie ». Selon vous, comment peut-on continuer à entretenir cette mémoire auprès des jeunes générations ?

Les parents et le système scolaire doivent continuer à transmettre cette mémoire aux enfants. Il faut parler de cela. Il nous faut des personnes courageuses comme Rouslan Koutaev (activiste tchétchène condamné à quatre ans et demi de prison en 2014, à la suite d’un procès fabriqué, ndlr) qui n’ont pas peur d’enfreindre les interdits. Mais il y a de moins en moins de personnes comme lui.

Et puis, à la suite de périodes aussi difficiles que les guerres, beaucoup de gens ont le besoin psychologique d’oublier. Cependant, nous n’avons pas le droit d’oublier ces choses-là, sinon elles recommenceront.

Jusqu’à quel point est-il interdit aujourd’hui de parler de cette guerre dans la société tchétchène ?

S’il est impossible de parler de ces évènements, c’est tout d’abord parce que Kadyrov est un déserteur. En plus, son père Akhmad (assassiné en 2004, ndlr) avait combattu activement contre l’armée russe lors de la première guerre, avant de changer de camp. Au fond, pour le peuple tchétchène, ces gens – les Kadyrov - sont des traîtres. Les Kadyrov ne veulent pas se souvenir de leur participation à la guerre pour l’indépendance, parce qu’ils ont retourné leur veste. Le fait même de se rappeler de ces évènements fait de toi un ennemi de Kadyrov. Et les ennemis de Kadyrov ne vivent pas très longtemps… Le seul mémorial présent en Tchétchénie est dédié aux policiers tués dans la lutte contre les terroristes. On ne trouve par contre aucun monument pour les victimes civiles des deux guerres. En Russie, il existe des monuments pour les soldats tués lors de ces guerres, mais pas en Tchétchénie : c’est parce que la Russie a gagné.

Les Tchétchènes qui ont quitté la Russie sont les seuls à pouvoir perpétuer cette mémoire. Parmi ceux qui vivent en France, en Belgique – ou partout ailleurs – beaucoup s’efforcent d’entretenir le souvenir de la lutte pour l’indépendance. Mais ce sont uniquement les personnes à l’étranger qui peuvent se le permettre. Les autres se taisent. On retrouve un même silence aujourd’hui concernant la Crimée. Si, par exemple, j’affirme que la Crimée n’est pas la Russie : je commets un délit. Je n’ai pas le droit de le dire…

C’est pour ça que Nemtsov a été tué ?

C’est très difficile à dire car personne ne sait. Mais je ne crois pas à la version officielle, car les suspects portaient des traces de torture, ce qui signifie qu’ils ont avoué sous la contrainte. Par ailleurs, selon les enquêteurs, les motifs du crime seraient les soi-disant positions anti-Islam de Nemtsov. Pourtant, les personnes accusées de l’assassinat de Nemtsov ne sont pas du tout des extrémistes. Ces motifs semblent donc plutôt étranges. En plus, j’ai l’impression que Nemtsov ne disait pas grand-chose de plus que d’autres politiciens de l’opposition.

Les forces de sécurité tchétchènes feraient régulièrement des incursions dans les Républiques voisines : quelles sont vos informations à ce sujet ?

Je sais que ce que les forces fédérales ne peuvent pas faire en Tchétchénie, les forces de Tchétchénie peuvent le faire dans certaines régions. Ce deux poids deux mesures semble tout à fait normal. Ce que les policiers russes ne peuvent pas faire en Tchétchénie, les policiers tchétchènes s’arrogent le droit de le faire à l’extérieur de leur territoire.

Donc s’ils veulent aller chercher quelqu’un de suspect hors de Tchétchénie, ou suspecté d’appartenir à une formation illégale, ils peuvent y aller... Ce n’est pas seulement au Daghestan et en Ingouchie... Des forces de l’ordre tchétchènes sont allées jusqu’à Moscou pour tuer un de leurs ennemis, en l’occurrence Rouslan Yamadayev (ancien député tchétchène membre d’un clan rival à celui des Kadyrov, assassiné en 2010, ndlr). Face à ce genre de meurtres fracassants, les citoyens russes sortent de leur sommeil en se demandant comment des forces tchétchènes peuvent agir ainsi au beau milieu de la capitale. Les gens se disent : « Les métastases de ce cancer tchétchène se diffusent dans le pays ; ce qui s’est passé en Tchétchénie produit des effets ! ». En termes de somnolence, je ne souhaite pas que vous soyez plus critiques vis-à-vis des citoyens russes que vis-à-vis de vos propres parlementaires européens. Ces derniers ont longtemps somnolé avant de tout à coup se réveiller en entendant que Kadyrov avait 20 000 fantassins prêts à aller commettre des actions partout dans le monde…

Ce qui est encore plus effrayant, c’est que des hommes de Kadyrov (les Kadyrovtsi) surveillent les mœurs et le comportement des Tchétchènes vivant en Europe. Ces hommes peuvent, le cas échéant, les ramener de force en Tchétchénie pour ensuite les faire disparaître. Il y a deux publics cibles des agissements de Kadyrov à l’étranger : un public constitué de ses ennemis personnels, ceux qui s’opposent à lui politiquement (comme l’assassinat de Oumar Israilov à Vienne en 2009) et ensuite, les femmes tchétchènes en exil qui, selon Kadyrov, ont des mœurs trop légères (dans la société tchétchène, avoir des relations sexuelles hors mariage, c’est quelque chose qui peut être passible de mort, exécutable par la famille elle-même). Les femmes surprises à enfreindre les « traditions » tchétchènes peuvent être ainsi poursuivies. Ce n’est pas une plaisanterie : il y a deux ans, à Berlin, nous avions été alertés par les services de migration allemands que des jeunes femmes tchétchènes avaient disparu, ramenées de force en Russie sans qu’on n’ait plus jamais de nouvelles. Pour que mes paroles ne vous paraissent pas trop abstraites, voici un exemple très concret : un tribunal tchétchène a jugé un homme coupable d’avoir tué sa fille avec une corde car elle avait enfreint ces codes moraux. Ce sont selon moi des comportements moyenâgeux qui devraient être totalement inacceptables, mais qui existent en Tchétchénie.

Les relations entre Kadyrov et Poutine sont-elles au beau fixe ? Poutine a récemment affirmé : « tout le monde doit respecter la loi en Russie, même Ramzan Kadyrov ».

Kadyrov tente régulièrement de repousser les limites de son pouvoir. Il jauge ce qu’il peut faire en Tchétchénie, mais aussi sur le reste du territoire russe. Ensuite, il marque une pause et attend la réaction du pouvoir fédéral. Il avance par test. Le conflit n’est généralement pas avec Poutine, mais plutôt avec les forces de l’ordre et avec les services spéciaux (le ministère de l’Intérieur et le FSB, notamment). Dernièrement (fin avril 2015, ndlr), Kadyrov a donné l’ordre à ses propres policiers de tirer sur tout représentant des forces de l’ordre d’un autre territoire de la Fédération de Russie agissant sans autorisation sur le territoire tchétchène. Cela faisait suite à une altercation à Grozny, lorsque des policiers du kraï de Stavropol avaient mené une opération en Tchétchénie sans avertir les autorités tchétchènes, opération durant laquelle un Tchétchène avait été abattu. Le ministre de l’Intérieur russe, Monsieur Kolovotseev, a réagi très vigoureusement à cette foucade de Kadyrov en déclarant fermement que ces propos étaient inacceptables et en réaffirmant que les forces fédérales avaient les compétences pour agir sur l’ensemble du territoire de la fédération de Russie. Il y a eu un moment où l’ensemble du pays était mortifié dans une espèce d’attente et de suspens en voyant que Kadyrov s’était mis en porte-à-faux avec les forces fédérales. Cela a même suscité l’inquiétude et le questionnement parmi les instances du pouvoir fédéral sur l’hypothèse d’une résurgence de l’indépendantisme, comme si Ramzan Kadyrov s’opposait au pouvoir fédéral pour amorcer un conflit séparatiste. Et Poutine qui est le bon acteur d’un mauvais théâtre (ou le mauvais acteur d’un bon théâtre...) a décidé de marquer une pause. Après ce silence médiatique, Kadyrov a réagi et fait un pas en arrière en affirmant : « je m’étais enflammé, ce n’est pas ce que je voulais dire ! ». Les personnes qui savent lire entre les lignes savent très bien ce qu’il s’est passé. Poutine a passé un coup de fil à Kadyrov pour lui demander de faire un pas en arrière, même si Vladimir Poutine n’a rien n’a été dit dans les médias.

Je peux donc vous rassurer, la relation Poutine/Kadyrov est au beau fixe. Elle est comme celle d’un père qui fait la leçon à son fils. Et si ton père te dit que tu as fait quelque chose de mal, cela ne veut pas dire que tu as de mauvaises relations avec lui. C’est juste qu’il te dit ce que tu ne dois pas faire. Ils sont utiles l’un à l’autre pour le moment. Il n’y a aucune opposition, aucune dispute entre eux. Kadyrov a des missions très précises : combattre le terrorisme et le séparatisme. Les attentats doivent cesser et les Tchétchène ne doivent pas penser, et encore moins agir en faveur de l’indépendance. Il accomplit très bien ces missions. En échange de cela, Poutine donne carte blanche à Kadyrov. Dans sa république, comme nous le constatons tous les jours, il peut pratiquement tout faire. En Tchétchénie, les gens continuent de disparaître, les maisons des proches des « terroristes présumés » continuent de brûler. Le pouvoir fédéral ferme les yeux sur ces agissements. Ce pouvoir pratiquement illimité s’associe à un double culte de la personnalité. L’ancienne Avenue de la victoire à Grozny s’appelle maintenant l’avenue Poutine… Même à l’époque soviétique, ce genre de choses n’existait pas : les noms des rues et autres lieux étaient seulement réservés aux morts.

Ce culte est également développé dans les campagnes ?

Oui, partout. Beaucoup de rues principales portent le nom d’Akhmad Kadyrov. Des portraits de Kadyrov et de Poutine sont affichés un peu partout. Personnellement, ça ne me remplit pas de joie de devoir regarder en permanence ces visages, mais si tu dis quelque chose, les problèmes arrivent très vite.

Grozny a à nouveau subi une attaque terroriste en décembre 2014. Comment a réagi le pouvoir de Kadyrov ?

Evidemment, il a réagi très violement. Les maisons des proches des auteurs présumés de l’attaque terroriste ont toutes été brûlées, bien que ce soit contraire à la loi. J’ai d’ailleurs lu récemment une comparaison intéressante concernant la différence entre « anti-terrorisme » et « contre-terrorisme ». En Ukraine, on parle d’opération anti-terroriste dans le Donbass. En Tchétchénie, Kadyrov parle de « contre-terrorisme ». Ce qui différencie ces deux notions, c’est que le contre-terrorisme revendique l’emploi de méthodes terroristes pour lutter contre les terroristes. En Tchétchénie, c’est possible parce que Poutine a donné les pleins pouvoirs à Kadyrov. L’unique personne qui est capable de contrôler Kadyrov, c’est Poutine. La société civile, l’opinion internationale, etc. - Kadyrov n’en a rien à faire. Au contraire, ça plait à Kadyrov qu’on le diabolise en Occident. En gros, si vous voulez lui faire plaisir, dites que c’est une très mauvaise personne. Plus sérieusement, ce qui m’effraie aujourd’hui, c’est que cette vision des choses ne s’étende à toute la Russie.

La Convention européenne des droits de l’homme apparaît comme votre principale arme juridique. Est-elle vraiment efficace pour faire avancer la lutte en faveur des droits de l’homme en Russie ?

En effet, en s’appuyant principalement sur les articles 3 et 4 de la CEDH, le Comité contre la Torture est parvenu à gagner de nombreuses affaires devant la Cour européenne des droits de l’homme. Nous avons remporté près de dix procès. Plus de 250 arrêts ont condamné la Russie pour des atteintes aux droits de l’homme. Ce sont des victoires, mais elles doivent cependant être nuancées. Le point positif, en vérité, c’est que la Russie paye les amendes. Ces dernières sont généralement comprises entre 30 et 35 000€. Tout le reste est plutôt négatif. L’existence de la CEDH pousse en effet de nombreux avocats russes à aller directement devant la CEDH. Cela ne permet pas d’activer le système juridique russe, qui reste condamné à l’inefficacité. Cela crée également une forme de routine. Les condamnations de la CEDH deviennent « habituelles » et n’ont plus de véritable impact sur l’opinion publique, qui ne remarque même plus l’information. Enfin, les tensions qui s’aggravent entre l’Occident et la Russie risquent de la faire quitter le Conseil de l’Europe. Nous n’aurions alors plus aucun levier juridique opérationnel.

Quelles forces vous animent pour continuer le combat en Russie ?

J’ai des enfants qui vivent et vivront en Russie. Je ne suis pas indifférent au sort du pays, et je ne suis pas d’accord avec ce qui s’y passe en ce moment. Malgré le fait que Poutine bénéficie d’un très grand soutien de la part de la population, j’estime que le politique actuelle de la Russie est intenable. Elle conduit à la débâcle économique et crée de l’hostilité envers les autres Etats. C’est contraire au bien-être du pays, et constitue de surcroît une violation des droits de l’homme. Les citoyens doivent vivre en sécurité dans leur pays. Pourquoi les habitants de la Fédération de Russie ont-ils même peur chez eux ? Franchement, je ne suis pas prêt à me taire et à supporter cela. Je m’étonne de voir que depuis l’Europe certains de mes compatriotes critiquent haut et fort Poutine et nous demandent pourquoi on laisse faire cela en Tchétchénie. Les amis, mais alors pourquoi êtes-vous partis ? Tous s’expriment bruyamment ici, en Europe, mais se taisent en Tchétchénie. Ce n’est pas convenable. Si je décidais de partir, de vivre en tant que réfugié, j’oublierais la Russie. Ce serait plus honnête. C’est à vous, les Européens, de vous indigner. Vous n’avez pas quitté la Russie pour venir la critiquer.

Vous n’avez donc jamais pensé sérieusement à quitter le pays ?

Non, car je m’ennuierais à l’étranger. Ce serait abandonner mon pays. En plus, à 36 ans, je ne suis plus un jeune homme avec des perspectives de carrière. J’aime ce genre d’interactions conflictuelles dans nos activités ; et il me semble qu’en Europe, je m’ennuierai. Si je venais en Europe, je trouverais aussi forcément quelqu’un à qui m’opposer et contre qui me battre en tant que défenseur des droits.

Quelles sont vos attentes vis-à-vis de l’Union européenne ?

Plus aucune. J’attends le soutien de la société civile européenne, j’attends de l’aide et de l’attention, exactement comme ce que vous faites en ce moment. Si vous écrivez, faites des reportages, et participez à diffuser des informations sur ce qui se passe en Russie, alors c’est bien, et je vous en remercie grandement. Concernant les fonctionnaires européens, malheureusement, j’ai arrêté d’attendre quelque chose de leur part. Il fallait faire les choses à temps, au début, quand l’avis des diplomates étrangers avait encore une importance pour Poutine. Aujourd’hui il se fiche complètement de ces avis. Les diplomates pourraient se mettre tous nus sur la place Rouge, personne n’y ferait attention. C’est fini. Il est déjà trop tard. J’espère seulement que les Européens, les Russes, les Ukrainiens, seront assez raisonnables pour éviter la poursuite d’un conflit armé. Il n’y a rien de pire que la guerre. Si les diplomates peuvent éviter des bains de sang, c’est la seule chose que j’attends d’eux. Tant que le régime de Poutine sera en place, je pense que peu de choses changeront en Russie. Et si quelque chose change, cela viendra de l’intérieur.

Propos recueillis par Roman Colas et Paul Matthey et traduits du russe par Aude Merlin et Roman Colas

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