Espagne. 10 000 kilomètres et 80 ans pour obtenir justice Par Esteban Beltrán, directeur d’Amnesty International Espagne

Quand la guerre civile espagnole a éclaté, Félix Llorente vivait dans la ville de Medina del Campo, en Castille-et-León, où il travaillait pour les chemins de fer. Sa petite-nièce, Anaïs Huerta, est une réalisatrice vivant au Mexique.

Le 28 juillet 1936, Félix Llorente a été arrêté par les autorités et conduit à la prison de Medina del Campo, « en raison de ses antécédents et de ses activités ». Le 15 août de cette année-là, on l’a sorti de prison, sous le prétexte de le transférer dans un autre lieu de détention, puis il a disparu.
Le 27 janvier 2016, sa petite-nièce et Amnesty International ont déposé plainte au Mexique afin que le cas de Félix Llorente fasse l’objet d’une enquête pour disparition forcée, un crime permanent qui ne fait que s’aggraver avec le temps. Or, sa disparition remonte à près de 80 ans.

Qu’est-ce qui pousse une femme à porter plainte au nom d’une personne qu’elle n’a jamais rencontrée, à 10 000 kilomètres du lieu où les événements se sont déroulés ? Les mêmes raisons qui ont mené des dizaines de victimes de graves violations des droits fondamentaux en Espagne à se tourner vers la justice argentine : des générations de souffrance pour la famille, l’obscurité dans laquelle les proches sont plongés, et l’impossibilité de le faire en Espagne.

En Espagne, les trois pouvoirs de l’État ont refusé de concrétiser les droits à la vérité, à la justice et à des réparations de victimes de disparitions forcées et d’autres crimes - cela concerne quelque 114 000 cas répertoriés entre le 17 juillet 1936 et décembre 1951. En violation du droit international, ils ont bloqué toute action judiciaire qui aurait ouvert la voie au respect des obligations internationales et recommandations des Nations unies.

La plainte contient toutes les informations nécessaires pour que l’enquête puisse se poursuivre s’il existe une volonté en ce sens. Elle inclut les coordonnées d’une fosse commune où le corps de Félix Llorente est probablement enseveli aux côtés de quelque 200 autres personnes, dans une exploitation viticole à l’abandon à Medina del Campo. Elle contient par ailleurs les noms de ceux qui portent vraisemblablement la responsabilité de sa disparition, ainsi que la déclaration officielle et pleine d’orgueil de l’État espagnol en 1941 : « [Félix Llorente est] un individu au comportement et aux antécédents condamnables, semblant être affilié au parti communiste, au Secours rouge international et au syndicat des employés des chemins de fer nationaux [...] et qui a été arrêté par les autorités, entrant en prison le 28 juillet avant d’être transféré dans une autre prison, sans que l’on n’en sache plus sur ce qui est advenu de lui ni sur le lieu où il se trouve ».

Certains lecteurs penseront peut-être qu’il faudrait s’en tenir là - le passage du temps est inexorable, et au lieu d’aller remuer le passé, il vaut mieux oublier. Mais demanderions-nous la même chose aux familles des victimes de l’Holocauste, ou de victimes d’actes terroristes ? Est-il seulement possible d’oublier sans savoir ce qui s’est passé ? Peut-on tourner la page sans bénéficier du respect et du soutien de l’État, afin d’obtenir vérité, justice et réparations ?

Anaïs Huerta a le droit international dans son camp, mais a dû solliciter l’aide de la justice à 10 000 kilomètres. Il est ironique que de nombreuses familles de victimes de torture, d’exécution extrajudiciaire, de disparition forcée, de persécution politique, religieuse et raciale, de détention arbitraire, de travaux forcés et de vol d’enfants aient dû s’adresser à la justice d’autres pays pour répondre à leur quête de vérité. Dans des pays comme l’Argentine et le Mexique, où elles ont trouvé refuge à la fin de la guerre civile, plutôt qu’en Espagne, où se sont produits les événements ayant changé leur vie pour toujours.

Anaïs est jeune, et elle est déterminée - cela se voit dans son regard. Elle poursuivra ses recherches jusqu’à ce qu’elle découvre ce qui est arrivé à son grand-oncle. Nous espérons que le Mexique acceptera d’enquêter sur la disparition forcée de Félix Llorente, et d’accomplir le travail dont les autorités espagnoles refusent de se charger. De nombreux pays se sont acquittés de cette tâche et sont devenus, ce faisant, de meilleures sociétés. Lorsqu’il s’agit du passé de l’Espagne, nous avons près d’un demi-siècle de retard, et nous sommes murés dans le silence.

@_estebanbeltran

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