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« Faire une croix sur l’éducation, c’est sacrifier une génération » – Dures leçons pour les réfugiés fuyant la crise au Soudan

Par Alex Neve, secrétaire général d’Amnesty International Canada, 7 mai 2015

Dans un coin oublié du Soudan du Sud, un pays lui-même enlisé dans la guerre, les violations des droits humains et une catastrophe humanitaire, les réfugiés victimes d’une crise des droits humains largement ignorée continuent d’affluer et sont confrontés à des difficultés énormes.

Les camps de réfugiés de Yida et d’Adjoung Thok se nichent à la pointe nord de l’État du Haut-Nil occidental/Unity (« Unité » : nom d’une ironie cruelle pour un État qui est le théâtre de terribles affrontements dans le cadre de la guerre civile), tout près de la frontière qui a été inscrite dans les atlas lorsque le Soudan du Sud a obtenu son indépendance du Soudan en juillet 2011.

Les réfugiés arrivent de l’État voisin du Kordofan méridional, au Soudan, où une crise des droits humains sévit dans l’indifférence générale depuis quatre longues années de conflit armé, sur fond d’offensive massive et menée sans discrimination par les forces armées soudanaises.

Ils sont environ 95 000 et chaque jour de nouveaux arrivants affluent. Imaginez un instant le désespoir qui peut conduire à fuir vers le Soudan du Sud ravagé par la guerre, et à en faire une option plus attirante que de subir les bombardements, la terreur et la faim au Kordofan méridional.

Dans l’État du Haut-Nil occidental/Unity, les réfugiés se répartissent dans deux camps : 70 000 dans le camp de Yida, où nous nous trouvons aujourd’hui, et 25 000 dans celui d’Adjoung Thok. C’est la troisième fois en trois ans que je me rends à Yida avec une équipe d’Amnesty International. Je sens déjà le poids des immenses difficultés qui nous attendent, et suis déterminé à faire pression pour trouver des solutions garantissant le respect des droits de ces populations si vulnérables.

Ici, les victimes d’atrocités indicibles se battent pour redonner une once de normalité à leurs vies : satisfaire les besoins élémentaires en nourriture, en eau, en abri et en vêtements, et peut-être l’ardent désir d’une éducation hors d’atteinte.

Depuis sa mise en place en 2011, le site du camp de Yida fait controverse, à une vingtaine de kilomètres seulement de la frontière avec un pays où la guerre continue de faire rage entre l’armée soudanaise et les forces d’opposition de l’Armée populaire de libération du Soudan-Nord (APLS-N).

Nous étions venus ici en 2012 et des démarches avaient été engagées pour inciter les réfugiés à s’installer dans un nouveau camp, Nyel. Mais ils avaient peur qu’il ne se transforme en un vaste marécage boueux à la saison des pluies. Ce fut un échec. Nous sommes revenus en 2013 et le projet était de migrer vers le nouveau site d’Adjoung Thok. Cette fois-là, les réfugiés avaient peur de se rapprocher d’une zone frontalière contrôlée par l’armée soudanaise, alors que ce sont les forces de l’APLS-N qui patrouillent le long de la frontière près de Yida.

Avec le temps, toutefois, Adjoung Thok a commencé à se remplir, principalement de nouveaux arrivants : 10 000 depuis fin décembre 2014, saison sèche pendant laquelle les bombardements ont redoublé au Kordofan méridional.

Ces discussions sur l’emplacement et le déplacement étaient assombries par des peurs légitimes et des rumeurs galopantes. Priorité était donnée au fait de respecter les principes de protection des réfugiés, mais la politique s’en est également mêlée.

Lorsque nous arrivons cette fois-ci, ce n’est pas une surprise que chacun ait en tête, une nouvelle fois, des projets de nouveau site et de déplacement. Et les désaccords ne se font pas attendre. Le gouvernement sud-soudanais a approuvé un site, soutenu par l’ONU et les États donateurs ; les représentants des réfugiés en ont choisi un autre. On ignore encore quelle décision sera prise. Il semble impossible de forcer les réfugiés à monter dans des camions sous la menace des armes. Toutefois, bien d’autres forces les ballotent dans des directions opposées.

Les paroles de l’un des responsables du camp furent pour moi particulièrement convaincantes, même si j’en avais déjà entendu des variantes auparavant. Il a demandé : « Pourquoi notre opinion ne compte-t-elle pas ? Pourquoi ne décidons-pas nous-mêmes de ce qui est bon pour notre sécurité, où nous allons envoyer nos enfants à l’école, et où nous tenterons de reconstruire nos vies en faisant pousser quelques cultures ? » Je me souviens de la ténacité d’une réfugiée lors de ma dernière visite, qui faisait valoir qu’elle était la mieux placée pour savoir où elle serait en sécurité avec ses enfants.

L’une des préoccupations qui revient de manière poignante à chacune de mes visites ici, c‘est l’éducation. Elle a encore été au centre de toutes nos conversations dans le camp aujourd’hui.

Parce que les donateurs internationaux pensent que les réfugiés ne doivent pas s’installer à Yida sur le long terme, ils refusent de financer des programmes et des initiatives qui lui donneraient, craignent-ils, un caractère pérenne. C’est notamment le cas des écoles. Imaginez le nombre d’enfants en âge d’être scolarisés dans un camp accueillant 65 000 personnes. Ils sont 16 000 d’âge primaire à Yida. Quatre ans après la création du camp, il n’y a pas une seule école financée par la communauté internationale : quatre années gâchées dans la vie d’un enfant. Pas de sac à dos bleu de l’UNICEF, pas d’enseignant rémunéré par l’Union européenne, pas de cahier ni de crayon arrivant du Canada ou d’Australie, pas d’école construite par l’Afrique du Sud. Pourtant, tous les enfants, quelles que soient les circonstances, ont droit à un enseignement primaire gratuit et obligatoire.

Des écoles existent bien à Adjoung Thok – ce qui est censé inciter les réfugiés à aller s’y installer. Certains se sont décidés, mais la plupart sont restés à Yida. Et des milliers d’élèves étudient dans des écoles de fortune, construites avec les mêmes matériaux rudimentaires que les abris dans lesquels ils dorment. Des bénévoles faisant partie de la communauté des réfugiés (dont une minorité sont des enseignants) font de leur mieux pour enseigner. Et il faut s’acquitter de frais de scolarité : l’équivalent de 4 dollars (3,60 euros) par an, ce qui pour la plupart des familles est une somme difficile à réunir, et ce qui va à l’encontre du droit universel à une éducation primaire gratuite.

Quels que soient les avantages de Yida par rapport à Adjoung Thok, ou des deux sites actuellement en balance, il est inquiétant qu’un droit aussi important que le droit à l’éducation soit utilisé comme levier de négociation.

En effet, comme nous l’a confié aujourd’hui un responsable du camp, lorsqu’on fait une croix sur l’éducation, on sacrifie une génération. Et cette crise largement passée sous silence dans un coin oublié de la planète ne peut pas se le permettre.

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