Les victimes des lois antiterroristes

1. HONGRIE : AHMED H.

Ahmed H. (dont le nom ne peut pas être dévoilé) est un Syrien de 40 ans qui réside légalement à Chypre et a été condamné par une juge d’un tribunal de Szeged, le 30 novembre 2016, à 10 ans d’emprisonnement, entre autres, pour un « acte de terrorisme ». L’accusation a décrit cet « acte de terrorisme » comme suit :

  Ahmed H. a utilisé, le 16 septembre 2015, un mégaphone pour demander à la police hongroise de communiquer avec les réfugiés et migrants bloqués en Serbie après la fermeture, la veille, par la Hongrie de sa frontière sud ;

  Il a reconnu avoir lancé des objets à la police hongroise pendant la mêlée qui s’est engagée après que cette dernière eut fait un usage excessif de la force.

Des séquences filmées par les médias à l’époque montrent Ahmed H. utilisant un mégaphone pour demander aux réfugiés et aux policiers de garder leur calme.

Amnesty International a établi qu’à la suite de l’ouverture momentanée d’une brèche dans la clôture protégeant la frontière la police hongroise avait utilisé des gaz lacrymogènes et des canons à eau pour disperser les réfugiés et les demandeurs d’asile, parmi lesquels se trouvaient de nombreuses familles avec des enfants, et elle s’est dite préoccupée par le fait que l’État avait recouru de façon disproportionnée à la force.

la police hongroise avait utilisé des gaz lacrymogènes et des canons à eau pour disperser les réfugiés et les demandeurs d’asile

Ahmed H. se trouvait à la frontière à Röszke/Horgoš dans l’intention d’aider huit membres de sa famille (ses parents, son frère, sa belle-sœur et ses quatre nièces et neveux) à fuir la Syrie et à solliciter une protection en Europe. Ils entendaient se mettre à l’abri en Allemagne. Ahmed H. pensait que son statut de résident à long terme dans un État membre de l’Union européenne (UE) et que sa connaissance de l’anglais, du grec et de l’arabe faciliteraient leur parcours sur la « route des Balkans ». Il avait vendu sa voiture et sa camionnette le mois précédent à Chypre pour rassembler les fonds nécessaires à leur voyage de Turquie en Europe.

Au total, 11 personnes ont été condamnées pour « franchissement illégal de la clôture frontalière », avec circonstances aggravantes pour « participation à une grande émeute » en relation avec les événements qui ont eu lieu ce jour-là à Röszke/Horgoš. Parmi elles, les parents d’Ahmed H., tous deux âgés : sa mère est presque aveugle. Ahmed H. est le seul à avoir été condamné en plus pour « acte de terrorisme ».

Les parents d’Ahmed H. ont été arrêtés à la frontière le jour même, placés en détention et mis en accusation. Ahmed H. a été arrêté le lendemain à Budapest, mais les autres membres de sa famille ont été autorisés à poursuivre leur route. Ultérieurement à leur condamnation et à leur expulsion de Hongrie, les parents d’Ahmed H. ont pu rejoindre le reste de la famille en Allemagne où ils sont maintenant en sécurité. La femme et les filles d’Ahmed H., qui sont chypriotes, continuent de vivre à Chypre, où il s’efforce de retourner.

La condamnation d’Ahmed H. est le résultat d’une application extrêmement mauvaise de la loi hongroise relative au terrorisme

La condamnation d’Ahmed H. est le résultat d’une application extrêmement mauvaise de la loi hongroise relative au terrorisme, laquelle est vague et excessivement large. La loi hongroise (S314(1)a, loi C, Code pénal de 2012) dispose que : « Quiconque commet un acte criminel violent contre [un agent de la fonction publique] ou une infraction pénale qui met le public en danger ou qui implique l’usage d’armes pour contraindre un organe du gouvernement, un autre État ou une instance internationale à faire, à ne pas faire ou à accepter quelque chose », commet un « acte de terrorisme ». L’accusation a réussi à convaincre le tribunal de Szeged que les actes d’Ahmed H. visaient à contraindre les autorités hongroises à permettre aux réfugiés et migrants d’entrer en Hongrie, entrée qui constituait une infraction à l’ordre constitutionnel de l’État. Aussi irrationnels soient-ils, ces arguments ont été entendus – mais l’utilisation d’un mégaphone et le fait de jeter des pierres ne peuvent pas sérieusement être considérés comme des « acte[s] de terrorisme ». Ahmed H. a formé un recours contre sa déclaration de culpabilité et sa condamnation à 10 ans d’emprisonnement. Mais l’accusation a fait appel de la condamnation qu’elle juge « indulgente ».

Cette condamnation a été prononcée dans un contexte de répression violente de l’immigration en Hongrie, qui s’est notamment traduite en 2015 par une modification de sa législation afin de criminaliser l’entrée illégale des réfugiés et migrants en Hongrie, parallèlement à l’élargissement des pouvoirs relatifs à la lutte contre le terrorisme. Un certain nombre de politiciens hongrois, à commencer par le Premier ministre hongrois, ont cherché – sans étayer leurs arguments – à établir un lien intrinsèque entre les réfugiés et migrants d’une part, et la menace terroriste d’autre part. Dans le cas d’Ahmed H., ce discours a eu de graves conséquences sur la liberté d’un homme et sur la vie de sa femme et de ses filles.

La femme d’Ahmed H. a déclaré à Amnesty International de chez elle, à Chypre : « Ahmed n’est pas un terroriste. Nos vies ont été bouleversées... Ahmed nous manque, et nous avons peur pour lui, et j’ai peur que mes enfants ne soient ostracisés à l’école et marqués pour la vie par cette incarcération indue. »

2. ESPAGNE : LES MARIONNETTES VUES D’EN BAS

En février 2016, deux marionnettistes – Alfonso Lázaro de la Fuente et Raúl García Pérez – ont été arrêtés par la police après avoir joué un spectacle de marionnettes lors d’une manifestation publique à Madrid. Ces deux marionnettistes, qui ont dénommé leur compagnie Les marionnettes vues d’en bas (Titeres desde abajo) étaient accusés de « glorification du terrorisme » et passibles d’une peine maximum de quatre ans de prison (ce chef d’inculpation a été abandonné quelques mois plus tard, suite à un recours), mais ils risquent encore d’être inculpés d’« incitation à la haine ou à la violence ».

Toutes ces accusations reposent sur un extrait du spectacle des Marionnettes vues d’en bas, « La sorcière et Monsieur Christophe » (La Bruja y Don Cristobal), présenté lors du carnaval de Madrid et organisé par la mairie, pendant lequel les marionnettes ont scandé le slogan « Gora Alka Eta ». Certaines personnes, dans le public, ont vu dans ce slogan une déclaration de soutien à l’ETA – « Gora Eta » étant un slogan de ce groupe armé basque – et une référence indirecte à Al Qaïda (« Alka »).

Alfonso Lázaro de la Fuente et Raúl García Pérez ont été déférés devant la deuxième Chambre du Tribunal d’instruction central de Madrid, le 6 février. Ils ont été accusés de glorification du terrorisme (article 578 du Code pénal) et d’incitation à la haine ou à la violence (article 510 du Code pénal), et le juge a accédé à la demande du procureur de les maintenir en détention dans l’attente de leur procès. Le 10 février, le procureur de l’Audience nationale (Audiencia Nacional) a demandé leur libération. Malgré leur libération le 10 février, ils doivent se conformer à un certain nombre de mesures restrictives. Entre autres, ils ne sont pas autorisés à quitter le pays, ils doivent se présenter tous les jours à un tribunal ou un poste de police, et le matériel ayant offensé le public leur a été confisqué.

ils ne sont pas autorisés à quitter le pays, ils doivent se présenter tous les jours à un tribunal ou un poste de police, et le matériel ayant offensé le public leur a été confisqué

Le 9 septembre, l’Audience nationale a certes ordonné l’abandon du chef de « glorification », mais elle avait auparavant confirmé la décision de renvoyer les faits relatifs à l’« incitation » devant un tribunal d’instruction compétent de Madrid. Toutefois, les deux marionnettistes n’ont pas encore reçu la notification les informant officiellement que le procureur avait abandonné le chef de « glorification du terrorisme » pesant sur eux.

Le Code pénal espagnol contient des définitions vagues et excessivement larges des infractions liées au « terrorisme », notamment depuis les modifications introduites en 2015 qui risquent de restreindre de façon disproportionnée les droits humains, en particulier le droit à la liberté d’expression, comme Les marionnettes vues d’en bas en ont fait la triste expérience.

3. ROYAUME-UNI : DAVID MIRANDA, « TERRORISTE PAR ACCIDENT » ?

Quand en août 2013, le Brésilien David Miranda, en voyage pour Rio de Janeiro, a transité comme d’habitude par Londres, il ne s’attendait pas à se retrouver dans la vaste ligne de mire des lois antiterroristes britanniques. David Miranda – qui est le mari de Glenn Greenwald, ce journaliste qui a amplement écrit sur les documents fournis par le lanceur d’alerte Edward Snowden – a été interpellé, fouillé, puis interrogé pendant neuf heures, pour une participation présumée à des actes d’« espionnage » et de « terrorisme ». Son téléphone mobile, son ordinateur portable, son disque dur externe et d’autres appareils ont été confisqués.

« J’avais peur », a indiqué David Miranda. Il a déclaré aux reporters : « Je n’ai rien fait de mal » et il a qualifié cet interrogatoire d’« abus de pouvoir ».

David Miranda a été interpellé en vertu de l’annexe 7 de la loi de 2000 relative au terrorisme, laquelle confère à diverses instances des pouvoirs larges et radicaux pour interpeller, fouiller et arrêter des personnes dans des ports, des aéroports et des gares internationales. Ces pouvoirs peuvent être appliqués en l’absence de soupçon raisonnable d’une quelconque implication dans des actes terroristes – ou de toute autre activité criminelle. Le refus de répondre aux questions pendant un interrogatoire constitue en soi une infraction. La portée de cette loi a été vivement critiquée, et des voix se sont élevées pour demander des modifications.

Le refus de répondre aux questions pendant un interrogatoire constitue en soi une infraction

Le lendemain de l’interrogatoire de David Miranda, Amnesty International a déclaré qu’il n’y avait « simplement aucun motif » de croire que David Michael Miranda représentait une quelconque menace pour le gouvernement du Royaume-Uni. La seule explication plausible à cette arrestation est la volonté de harceler cet homme et son partenaire, le journaliste du Guardian Glenn Greenwald, pour le rôle de ce dernier dans l’analyse des données révélées par Edward Snowden.

Lorsqu’il a contesté sa détention devant la Haute Cour, David Miranda a déclaré que cet interrogatoire visait à l’intimider et à punir les personnes qui participeraient à la diffusion et à la publication d’informations d’intérêt public sur les opérations de l’agence américaine de sécurité nationale (NSA) et de l’agence de renseignement britannique (GCHQ). Mais en février 2014, la Haute Cour a jugé légaux l’interrogatoire et la détention de David Miranda. Amnesty International a qualifié cette décision de « profondément dérangeante », car celle-ci confirme la possibilité de recourir aux lois antiterroristes contre des personnes participant à des reportages présentant un intérêt public fondamental et elle a souligné que cette décision aurait un effet dissuasif sur l’exercice de la liberté d’expression.

La Cour d’appel, devant laquelle cette décision a par la suite été contestée, a rendu une tout autre décision, considérée comme une victoire pour la liberté de la presse. Dans un arrêt de janvier 2016, la Cour d’appel a estimé que « si des journalistes et leurs sources ne peuvent pas espérer la moindre confidentialité, ils risquent de décider de ne pas fournir des informations portant sur des questions sensibles d’intérêt public. C’est pourquoi il est si important que de telles informations portent le sceau de la confidentialité. » La Cour d’appel a statué que l’interpellation était légale en vertu de la loi en vigueur, mais que les pouvoirs relatifs à la lutte contre le terrorisme étaient contraires au droit relatif aux droits humains – car ceux-ci n’étaient pas assortis des garanties empêchant qu’il y soit recouru de façon abusive – et elle a expressément invité le Parlement à instaurer une protection contre ces abus.

L’avocate de David Miranda, Kate Goold, s’est félicitée de cet arrêt et a déclaré au Guardian : « L’idée selon laquelle un journaliste pourrait devenir un terroriste par accident a été rejetée sans réserve ».

En octobre 2016, le ministre de l’Intérieur a rejeté l’arrêt de la Cour d’appel sans autre forme de procès, déclarant que la loi ne serait pas modifiée, car le moment était « inopportun ». L’annexe 7 relative à ces pouvoirs demeure donc inchangée.

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