Il est grand temps que l’armée au Myanmar soit contrôlée et que les civils pris au piège du conflit dans le nord du pays soient protégés Matthew Wells

Quand Ngau Masar a vu son mari, Le Mei Tah, partir à toute allure sur sa moto le matin du 4 décembre 2016, elle ignorait qu’elle ne le reverrait jamais plus.

Deux semaines plus tôt, de violents combats avaient contraint la famille à quitter son village du nord du Myanmar pour fuir en Chine. À son retour, elle a rejoint des milliers d’autres personnes dans des camps de fortune non loin de la frontière. Les soldats restaient omniprésents dans les villages de la région, où certaines maisons avaient visiblement été touchées par des frappes aériennes. Comme il ne restait plus de nourriture pour les animaux de leur ferme, Ngau Masar a demandé à Le Mei Tah d’aller moudre du grain dans un village voisin. C’était la dernière fois qu’elle le voyait et elle est depuis sans nouvelles de lui. Il est l’une des deux personnes qui ont disparu aux mains des militaires de l’armée myanmar ce jour-là.

Dans le nord du Myanmar, des dizaines de milliers de civils, en particulier des civils des minorités ethniques, sont pris dans un engrenage de déplacements et de violences. Le conflit fait rage depuis 2011, et il attire peu l’attention en dehors du pays.

Il devrait pourtant être au centre de nos préoccupations. Fin mai 2017, le gouvernement myanmar a accueilli en l’espace de neuf mois une deuxième série de pourparlers de paix, appelés Conférence de paix de Panglong du 21e siècle. La militante de longue date en faveur de la démocratie Aung San Suu Kyi, arrivée au pouvoir à l’issue des élections historiques de 2015, a accordé la priorité à la réconciliation et à la fin des conflits internes déchirant le pays depuis de longues années. Or, au cours du même mois, l’armée a lancé dans le nord du Myanmar des offensives souvent marquées par des crimes de guerre et par d’autres violations des droits humains infligées aux civils.

Une grande partie des combats les plus intenses se sont déroulés non loin de la frontière chinoise, dans l’État kachin et le nord de l’État chan. Là, l’armée et différents groupes armés ethniques s’affrontent de manière sporadique depuis des décennies, dans le cadre d’un combat pour le pouvoir, le contrôle des ressources et pour les droits des minorités ethniques. Durant les trois missions de recherche menées entre mars et mai 2017, nous avons réuni des informations montrant que l’armée n’a souvent opéré aucune distinction entre les civils et les combattants, recourant à des exécutions extrajudiciaires, à la torture, et à des bombardements aveugles.

Dix jours avant la disparition de Le Mei Tah, l’armée myanmar a combattu avec un groupe armé ethnique non loin du village de Nam Hkye Ho. La plupart des habitants, y compris des femmes et des enfants, ont fui quand les combats ont commencé, mais des hommes sont restés sur place pour surveiller le village. Quand les soldats sont arrivés, ils ont rassemblé les hommes.

Les deux témoins que j’ai interrogés s’étaient cachés et ils ont vu les soldats pointer leurs armes sur les 18 hommes pour les faire avancer ; ils ont ensuite entendu des coups de feu. Les témoins se sont enfuis en Chine, et quand ils sont revenus, au bout de plusieurs semaines, ils ont trouvé plusieurs trous, creusés de façon sommaire, dans la forêt près du village. L’un d’eux m’a expliqué : « Nous avons creusé dans un de ces trous. Une femme a reconnu le porte-clefs de son mari. Une autre a reconnu une chaussure. On aurait dit que les corps avaient été brûlés. » Les témoins ont dit que ces jeunes hommes étaient des fermiers, et non des combattants.

Le Myanmar est en train de se transformer rapidement, mais l’armée ne semble pas évoluer de la même façon. Ce qui se passe dans le nord du pays correspond à un schéma général en place depuis plusieurs décennies, et est observé dans d’autres régions du Myanmar également. L’an dernier, des assaillants de la minorité ethnique rohingya ont attaqué des avant-postes de la frontière dans l’État d’Arakan. Les forces de sécurité ont riposté avec des « opérations de nettoyage », bouclé la zone et commis contre les civils de graves violations des droits humains pouvant constituer des crimes contre l’humanité.

Ces crimes ne sont pas surprenants. L’armée myanmar agit en l’absence de toute surveillance indépendante. La législation du pays prévoit qu’elle contrôle elle-même sa procédure judiciaire. Les soldats ne font quasiment jamais l’objet d’enquêtes dignes de ce nom, et encore moins de poursuites en justice, y compris pour les crimes de guerre. De plus, l’armée continue d’exercer son contrôle sur les ministères clés de la Défense, des Affaires frontalières et de l’Intérieur.

Ngau Masar m’a dit qu’elle désirait deux choses : obtenir justice pour son mari, et retrouver son corps. Dans les jours qui ont suivi la disparition forcée de Le Mei Tah, elle s’est rendue avec un responsable de la communauté et l’épouse d’une autre victime à la base militaire, pour tenter de le retrouver. Elle pense, d’après les réponses fournies par le commandant, que l’armée savait ce qui était arrivé à son mari, mais qu’on ne voulait rien lui dire. Sept mois se sont depuis écoulés, et elle ne sait toujours pas ce qu’il est advenu de lui.

L’armée est responsable de la plupart des violations des droits humains sur lesquelles nous avons réuni des informations, mais elle n’est pas la seule entité en cause. Pour de nombreuses personnes, dans le nord du Myanmar, les groupes armés ethniques sont des protecteurs, mais ces groupes commettent aussi de graves atteintes aux droits humains, notamment en procédant à des enlèvements et à l’enrôlement forcé, parfois d’enfants. L’armée et certains groupes armés utilisent aussi des mines terrestres et des armes du même type qui sont non discriminantes par nature. De nombreux civils ont été tués ou blessés par de telles armes ne serait-ce que cette année, dans le nord du Myanmar.

Aung San Suu Kyi garde le silence sur les graves violations des droits humains commises aussi bien dans le nord du Myanmar que dans l’État d’Arakan. Son gouvernement quasi civil a, avec l’armée, restreint l’accès de l’aide humanitaire à plus de 98 000 personnes déplacées par le conflit dans le nord du Myanmar, en particulier aux dizaines de milliers de déplacés qui vivent dans des zones contrôlées par des groupes armés ethniques. Cela a inutilement aggravé les souffrances d’une population déjà fragilisée.

Le gouvernement et l’armée devraient immédiatement mettre fin à ces restrictions d’accès pour l’aide humanitaire, en permettant à cette aide d’être acheminée librement dans tous les secteurs du pays. Ils doivent aussi apporter leur soutien plein et entier à la mission indépendante d’établissement des faits récemment mise en place par l’ONU pour enquêter sur les récentes violations des droits humains et atteintes à ces droits perpétrées au Myanmar. Pour l’heure, le gouvernement a rejeté la mission d’enquête et il ne semble pas disposé à autoriser l’accès au pays.

La réforme de l’armée ne va probablement pas être facile. De nombreux partenaires du Myanmar fournissent au pays une aide considérable, notamment pour le processus de paix. Il faudrait que des donateurs tels que la Norvège, l’Union européenne et le Japon demandent que des progrès tangibles soient réalisés en matière de lutte contre la culture de l’impunité.

Le processus de paix ne peut avoir une chance d’aboutir que s’il est axé sur les droits humains et l’obligation de rendre des comptes pour les graves violations qui ont été perpétrées.

Matthew Wells est conseiller en matière de crise à Amnesty International et l’auteur d’un nouveau rapport, intitulé "All the Civilians Suffer” : Conflict, Displacement, and Abuse in Northern Myanmar.

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