Il est temps pour l’ANASE de prendre les droits humains au sérieux Champa Patel, directrice pour l’Asie du Sud-Est et le Pacifique à Amnesty International.

Pour jouer un rôle de modèle dans la région, l’ANASE ne doit plus fermer les yeux sur les violations des droits humains.

Champa Patel

Cette année, l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ANASE) fête ses 50 ans d’existence. La région est enviée pour sa réussite économique : elle présente les plus forts taux de croissance économique du monde en dehors de la Chine et de l’Inde. Pourtant, sur le terrain des droits humains, on constate une nette régression.

À une période où les pays de la région signent des accords afin d’ouvrir leurs frontières à plus d’échanges commerciaux, les nations de l’Asie du Sud-Est imposent des restrictions croissantes à la circulation des opinions et des idées, dans le monde réel comme virtuel.

Au cours de l’année écoulée, comme l’expose Amnesty International dans son Rapport annuel, ces pays ont rivalisé dans l’application de lois sommaires et draconiennes en vue de restreindre les droits des citoyens à la liberté d’expression et de réunion pacifique. S’ajoutant aux anciens textes, privilégiés de longue date par les gouvernements répressifs pour empêcher les gens de descendre dans la rue, de nouvelles lois ont été adoptées pour museler la critique en ligne.

En Malaisie, en novembre dernier, Maria Chin Abdullah a été arrêtée et détenue à l’isolement pendant 11 jours. Âgée de 60 ans, cette mère de trois enfants à la voix douce a été arrêtée et détenue au titre de la Loi relative à la sédition et de la Loi sur les atteintes à la sécurité (Mesures spéciales), deux textes draconiens dont le second prévoit entre autres sanctions la peine de mort. Son seul crime fut d’avoir organisé la manifestation Bersih (« propre » en malais), qui a rassemblé pacifiquement dans les rues des milliers de personnes réclamant une réforme électorale et une bonne gouvernance.

Maria Chin Abdullah était la plus connue des 15 militants de la société civile arrêtés au titre de cette loi répressive. Au cours de l’année, la Loi sur les atteintes à la sécurité a fréquemment été utilisée pour intimider et réduire au silence les détracteurs du gouvernement. En mai, le militant Hishamuddin Rais a été déclaré coupable au titre de la Loi relative à la sédition et condamné à une lourde amende, simplement pour avoir appelé à une réforme électorale. Le militant étudiant Adam Adli a lui aussi été condamné à une amende pour le même chef d’inculpation.

La répression visant les voix dissidentes ne se limite pas à la Malaisie. En Thaïlande, Jatupat Boonpattararaka, étudiant militant bien connu aussi appelé « Pai », est toujours en détention provisoire. Ces dernières années, il a eu maille à partir avec les autorités pour avoir contesté le régime militaire. Au total, il est inculpé dans le cadre de cinq affaires pénales, et il est passible de peines qui pourraient s’additionner pour l’envoyer derrière les barreaux pendant des décennies.

Pai n’est pas un cas isolé. À travers la Thaïlande, des chercheurs, des défenseurs de l’environnement, des universitaires et des journalistes notamment, font l’objet d’arrestations, d’investigations pénales et de poursuites.

Il s’agit entre autres de citoyens, comme Pai, qui contestent le régime militaire, de chercheurs qui dénoncent des actes de torture et des mauvais traitements imputables à des soldats thaïlandais, de professeurs qui réclament une plus grande liberté universitaire et de cybermilitants qui font la satire des autorités. On pourrait croire que toute la société civile thaïlandaise est visée.

Au Myanmar, l’arrivée au pouvoir d’un nouveau gouvernement a fait naître de grands espoirs. Des prisonniers d’opinion ont été libérés de leurs cellules, où beaucoup croupissaient depuis des années – uniquement pour avoir exercé sans violence leurs droits fondamentaux. Toutefois, le gouvernement composé presque entièrement de civils et mené par la Ligue nationale pour la démocratie, le parti d’Aung San Suu Kyi, doit lutter pour se défaire de son lourd passé de dictature.

Les réformes entreprises par le nouveau gouvernement pour modifier le cadre législatif du Myanmar, qui inclut plusieurs lois mettant à mal la liberté d’expression, sont au point mort. Même si le pays s’ouvre, avec la prolifération des nouvelles technologies, les lois sur la diffamation formulées en termes vagues servent à museler la dissidence en ligne.

Les journalistes qui rendent compte des graves atteintes aux droits humains dont ont été victimes les Rohingyas dans le nord de l’État d’Arakan fin 2016, qui pourraient être constitutives de crimes contre l’humanité, ont à maintes reprises été interdits d’accès dans la zone, tandis que le gouvernement a rejeté les informations faisant état de viols et autres violences sexuelles, parlant de « faux viol » et de « fausses informations ».

Aux Philippines, le gouvernement du président Rodrigo Duterte ne prend pas même la peine de nier lorsqu’il s’agit des droits bafoués des journalistes et des défenseurs des droits humains. Pilotant une « guerre contre la drogue » meurtrière, qui a coûté la vie à plus de 7 000 personnes dans le cadre d’une vague d’exécutions extrajudiciaires qui pourraient également constituer des crimes contre l’humanité, Rodrigo Duterte a menacé de mort ceux qui rendent compte de ces violations.

Au Cambodge, la peur a repris possession des rues de Phnom Penh, depuis le meurtre non élucidé, en juillet, du commentateur politique Kem Ley. Un suspect a été interpellé, mais les autorités n’ont pas fourni d’informations sur les investigations, alors que la population réclamait de connaître la vérité.
Alors que le pays s’achemine vers les prochaines élections, les autorités se servent de la justice pénale pour harceler et sanctionner les militants de la société civile.

Des citoyens sont menacés, arrêtés et incarcérés en raison de leurs activités pacifiques. Des procès iniques sont mis en œuvre pour les envoyer derrière les barreaux.

Ce sort n’est que trop familier aux militants du Viêt-Nam voisin, où les prisonniers d’opinion sont placés à l’isolement dans les cellules de la police ou dans les prisons, soumis à la torture via tout un éventail de sinistres méthodes, notamment les coups, les décharges électriques et l’isolement prolongé, souvent dans le noir total.

En tant que région, l’Asie du Sud-Est s’enorgueillit d’une société civile dynamique et courageuse, d’institutions nationales relatives aux droits humains qui osent tenir tête aux gouvernements, de réseaux sociaux animés et d’autres entités qui font vibrer la flamme des droits humains, même lorsque les gouvernements tentent de l’éteindre.

En tant qu’organisation régionale, toutefois, l’ANASE fait preuve de faiblesse et d’inefficacité pour faire face aux problèmes de droits humains. Chargée de promouvoir et de protéger les droits fondamentaux, la Commission intergouvernementale sur les droits humains de l’ANASE est comme anesthésiée, gênée par des règles requérant le consensus pour chaque décision, ce qui a un effet paralysant sur ses actions. Ses États membres jugent plus simple de rester liés par leurs tristes bilans en matière de droits humains. Lorsqu’ils critiquent les autres membres à ce sujet, à l’instar de la Malaisie sur la question des Rohingyas, c’est bien souvent pour détourner l’attention de leurs propres problèmes.

Cette situation s’explique en grande partie par l’idée fausse, relayée par des notions contestables comme les « valeurs asiatiques », selon laquelle les droits humains sont un frein aux ambitions de la région. Le lauréat du prix Nobel d’Économie Amartya Sen a noté que les études empiriques « ne permettent pas d’étayer l’affirmation selon laquelle droits politiques et performances économiques sont en conflit ». En effet, l’effacement des droits risque d’entraver ces performances.

L’ANASE ne peut réellement servir de modèle que si elle surmonte son inertie structurelle, donne des moyens à son organisme régional chargé des droits humains et accorde autant de valeur à la dignité humaine qu’à la croissance économique.

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