L’Australie doit se faire entendre sur la « guerre contre la drogue » meurtrière menée aux Philippines Matt Wells et Rawya Rageh, auteurs du rapport d’Amnesty "If you are poor, you are killed"

Une relation durable entre deux pays suppose d’être capable de se mobiliser pour ce qui est juste. L’Australie doit se préparer à délivrer des messages délicats, et à ne faire preuve ni d’indulgence ni d’indifférence à l’égard des très nombreux homicides auxquels nous assistons aux Philippines.

Depuis l’arrivée au pouvoir du président Rodrigo Duterte fin juin 2016, plus d’un millier de personnes ont été tuées en moyenne chaque mois, pour la plupart dans le cadre d’exécutions extrajudiciaires. Les victimes sont généralement des personnes soupçonnées de consommer ou de vendre de la drogue. Leurs noms apparaissent sur des « listes de surveillance des trafiquants », établies par des responsables politiques locaux, non vérifiées, qui deviennent trop souvent des « listes de cibles », car elles sont remises à la police avant de finir entre les mains de tueurs qu’elle emploie.

Leurs noms apparaissent sur des « listes de surveillance des trafiquants », établies par des responsables politiques locaux, non vérifiées, qui deviennent trop souvent des « listes de cibles »

Loin de l’image d’ardent défenseur des pauvres qu’il se targue d’être, Rodrigo Duterte prend majoritairement pour cibles les pauvres dans sa « guerre contre la drogue ». Les familles qui se rendent chaque jour dans les morgues pour identifier leurs proches ou sillonnent les rues à leur recherche, les retrouvant criblés de balles, abandonnés avec un carton où est inscrit le mot « dealer », viennent principalement des bidonvilles urbains des Philippines.

Pour la police, ces bidonvilles sont riches en opportunités. Un policier de la brigade des stupéfiants a déclaré à Amnesty International que certaines unités de lutte contre le trafic de drogue empochent jusqu’à 280 euros pour chaque personne tuée. Lors des raids, ils s’enrichissent encore en volant les morts, tout en plaçant judicieusement des « preuves ». Dans des rapports de police falsifiés, ils affirment avec une constance étonnante que les trafiquants présumés ont opposé une violente résistance lors de leur arrestation, justifiant ainsi leur homicide. Pourtant, des témoins relatent des meurtres commis de sang-froid, alors que les victimes supplient qu’on leur laisse la vie sauve.

Par ailleurs, la police tire une autre source de revenus des entreprises de pompes funèbres. Comme le révèle notre enquête intitulée "If you are poor, you are killed" : Extrajudicial executions in the Philippines’ ’war on drugs’, la police reçoit une commission pour chaque cadavre qu’elle amène dans certaines de ces entreprises. Alors que les familles pauvres s’enfoncent toujours plus dans les dettes, empruntant pour faire inhumer leurs proches, la police accumule les profits.

Alors que les familles pauvres s’enfoncent toujours plus dans les dettes, empruntant pour faire inhumer leurs proches, la police accumule les profits

Lorsque les policiers ne sont pas disposés à agir de manière officielle, souvent parce qu’ils craignent qu’un homicide ne suscite des soupçons, ils se déguisent ou font appel à des sous-traitants. Sur une moto, deux tueurs s’approchent d’une cible, l’abattent et décampent à toute vitesse. Ainsi, les familles ne peuvent identifier les tueurs pour déposer plainte et les policiers n’ont pas à répondre à des questions sur leur conduite, à remplir de la paperasse ni à falsifier des rapports.

Depuis l’arrivée au pouvoir de Rodrigo Duterte, les affaires sont « florissantes », nous a confié un tueur à gages. En moyenne, ils effectuent trois ou quatre « jobs » par semaine, contre un ou deux par mois avant son arrivée au pouvoir. Un tueur à gages a déclaré que lui-même et ses collègues reçoivent leurs ordres d’un policier en service, qui les paie 5 000 pesos (environ 100 euros) pour un « consommateur » et deux à trois fois plus pour un « dealer ».

Ces mêmes policiers – qui tirent d’abord et posent des questions ensuite, falsifient leurs rapports, volent leurs victimes, reçoivent de l’argent pour chaque cible abattue et emploient des tueurs à gages – pourraient bien continuer de bénéficier de l’assistance et du soutien de leurs homologues australiens.

Comme l’a relaté au mois de novembre Lindsay Murdoch, de Fairfax Media, l’Australie continue de fournir une « formation poussée », notamment en matière de lutte contre le terrorisme, de gestion des événements critiques, de techniques et d’équipements de surveillance. Le ministère australien des Affaires étrangères et du Commerce garde obstinément le silence sur cet arrangement, lors même que la ministre Julie Bishop a demandé aux Philippines de mettre un terme à ces homicides.

En novembre 2015, lors de la première visite du Premier ministre Malcolm Turnbull à Manille, l’Australie et les Philippines ont signé conjointement un accord de partenariat global. Cet accord énonce fièrement que la relation entre les deux pays est « fondée sur des valeurs partagées de démocratie, de respect des droits humains et d’adhésion à l’état de droit ».

Ces mots invitent aujourd’hui à la raillerie. Le président Rodrigo Duterte a maintes fois exprimé son mépris pour les droits humains, allant jusqu’à menacer d’éliminer ceux qui les défendent. Loin de faire respecter la loi et l’ordre, sa police s’est muée en une entreprise criminelle qui tire profit du meurtre des pauvres.

sa police s’est muée en une entreprise criminelle qui tire profit du meurtre des pauvres

Peu de pays entretiennent des relations aussi étroites avec les Philippines. Au fil de 70 ans de liens, l’Australie et les Philippines commercent à des conditions préférentielles, la quasi-totalité des marchandises franchissant leurs frontières respectives sans droits de douane. Plus de 280 entreprises australiennes se trouvent actuellement aux Philippines, investissant plus d’un demi-milliard de dollars australiens (environ 350 millions d’euros) et employant plus de 40 000 personnes.

Lorsque des catastrophes naturelles s’abattent sur les Philippines, l’Australie se manifeste, proposant une aide humanitaire. Les deux pays ont des accords de défense qui remontent à la Seconde Guerre mondiale.

L’Australie a donc une certaine influence. Elle doit en user pour exhorter les Philippines à mettre un terme aux exécutions extrajudiciaires organisées et généralisées qui pourraient constituer des crimes contre l’humanité.

En décembre dernier, Julie Bishop a déclaré que l’Australie était disposée à aider le gouvernement philippin à s’orienter vers une politique de lutte contre le trafic de stupéfiants humaine, volontaire et centrée sur la santé, en vue de remplacer la « guerre contre la drogue ». Tout aussi important, l’Australie doit intensifier les pressions au niveau diplomatique sur le président Rodrigo Duterte afin qu’il respecte les droits fondamentaux.

l’Australie était disposée à aider le gouvernement philippin à s’orienter vers une politique de lutte contre le trafic de stupéfiants humaine, volontaire et centrée sur la santé, en vue de remplacer la « guerre contre la drogue »

À ce jour, plus de 7 000 personnes ont été tuées, y compris des enfants. Des familles déjà pauvres s’enfoncent dans la marginalité. Dans les quartiers les plus défavorisés du pays, les habitants craignent, qu’ils soient ou non impliqués dans le trafic de stupéfiants, de voir des policiers effectuer une descente chez eux qui leur coûterait la vie – à eux-mêmes ou à leurs proches.

Le gouvernement australien doit se remémorer les principes qu’il veut voir présider à sa relation avec les Philippines. Il ne saurait mettre de côté l’adhésion aux droits fondamentaux et à l’état de droit, à l’heure où elle est plus que jamais primordiale.

Article publié dans le Sydney Morning Herald

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