La grande trahison de l’Europe par Anna Shea, chercheuse spécialiste des droits des migrants et réfugiés à Amnesty International

« Si la Norvège nous avait crus, mon mari serait encore en vie aujourd’hui », m’a dit Sadeqa. Elle avait fui en Norvège avec sa famille en 2015 après qu’Hadi, son mari, avait été enlevé et battu. Mais les autorités norvégiennes ont rejeté leur demande d’asile et les ont renvoyés avec leurs enfants en Afghanistan. Quelques mois seulement après leur retour, Hadi a été tué. Sadeqa et ses trois jeunes enfants vivent constamment dans la peur.

Sadeqa fait partie des centaines d’Afghans que l’Europe a renvoyés en Afghanistan au cours des deux dernières années.

Ces personnes y ont été renvoyées alors qu’il est prouvé qu’elles risquent réellement d’y subir de graves violations des droits humains, et alors que le pays est devenu encore plus dangereux qu’avant leur départ.

Amnesty International a publié le 5 octobre un rapport exposant les cas d’Afghans qui ont été renvoyés par la Norvège, les Pays-Bas, la Suède et l’Allemagne dans leur pays, où les attendaient la mort, des blessures subies lors d’attentats à l’explosif ou encore le fait de vivre constamment dans la peur de poursuites judiciaires en raison de leur orientation sexuelle ou de leur religion. En 2016, près de 10 000 Afghans ont été mis en danger.

L’Afghanistan est un pays très dangereux, et la situation a encore empiré ces dernières années. Actuellement, le gouvernement et ses forces de sécurité luttent contre plus de 20 groupes armés actifs dans l’ensemble du pays, notamment les talibans et le groupe armé se faisant appeler État islamique.

La Mission d’assistance des Nations unies en Afghanistan (MANUA) a indiqué que 2016 a été l’année la plus meurtrière pour les civils jamais enregistrée, avec 11 418 personnes tuées ou blessées, et la dégradation de la situation en termes de sécurité s’est poursuivie en 2017.

La province de Kaboul est la région la plus dangereuse du pays, avec un taux de 19 % de victimes civiles en 2016.

C’est dans un tel pays que, à l’encontre du bon sens et des principes humanitaires, des pays européens renvoient des milliers d’Afghans. Et le nombre de renvois augmente à mesure que s’accroissent les risques en matière de sécurité. Entre 2015 et 2016, le nombre de personnes renvoyées d’Europe vers l’Afghanistan a quasiment triplé, passant de 3 290 à 9 460.

Farid, qui a été renvoyé à Kaboul par la Norvège en mai dernier, risque d’être persécuté pour des motifs religieux car il s’est converti au christianisme. Il était encore un enfant quand il a quitté l’Afghanistan ; il a grandi en Iran puis a fui en Norvège. Il a terriblement peur de ce qui risque de lui arriver en Afghanistan. Toujours sous le choc de son renvoi de son pays d’adoption et de sa communauté religieuse, il a déclaré : « J’ai l’impression d’être tombé du ciel. Je n’arrive pas à croire que je suis ici. »

Il y a un an, le 5 octobre 2016, la Conférence de Bruxelles sur l’Afghanistan a accueilli des représentants de 75 pays et 26 organisations et instances internationales. L’Union européenne (UE) et ses États membres se sont engagés à verser au gouvernement afghan une aide de près de 5 milliards d’euros. Toujours lors de cette conférence, l’UE et l’Afghanistan ont signé un document appelé Action conjointe pour le futur, qui vise à faciliter le renvoi en Afghanistan de citoyens afghans se trouvant en Europe.

L’Action conjointe pour le futur s’ouvre sur l’affirmation selon laquelle l’UE et l’Afghanistan sont confrontés à des défis sans précédent en ce qui concerne les réfugiés et les flux migratoires, et qu’il ne sera possible de les relever qu’en recourant à la solidarité, à la détermination et à des efforts collectifs.

S’il est souhaitable de voir se concrétiser en Afghanistan une véritable solidarité de la part des gouvernements européens, les défis que rencontrent l’UE et l’Afghanistan en matière de réfugiés et de migrations ne sont absolument pas comparables.

Récemment, dans de nombreuses régions du monde, de violents conflits et une terrible pauvreté ont poussé de nombreuses personnes à chercher asile en Europe : plus d’un million de femmes, d’hommes et d’enfants désespérés sont arrivés irrégulièrement en 2015, et près de 200 000 d’entre eux étaient des Afghans. Mais ces chiffres doivent être mis en regard du nombre de réfugiés accueillis – depuis parfois plusieurs décennies – par des pays disposant de bien moins de ressources que les États européens. Ainsi, la très grande majorité des 2,5 millions de réfugiés afghans recensés à travers le monde – environ 2,28 millions – vivent en Iran et au Pakistan.

Par ailleurs, l’Afghanistan est lui-même confronté à une grave crise avec des déplacements de populations à l’intérieur de ses frontières. À la fin de l’année 2017, le nombre de personnes déplacées à l’intérieur du pays dépassera sans doute les deux millions. De plus, ces dernières années, les conditions de plus en plus défavorables que rencontrent les réfugiés afghans en Iran et au Pakistan ont contraint des centaines de milliers de personnes à retourner en Afghanistan. Parallèlement à cela, des centaines de milliers d’autres personnes ont fui le pays car elles craignaient pour leur vie.

La soi-disant crise des réfugiés dans l’UE ne tient pas au nombre de réfugiés qui arrivent dans cette zone, mais au terrible manque de force morale de nombre de professionnels de la politique, et au fait que de nombreux représentants politiques européens sont absolument déterminés à externaliser leurs responsabilités en les reportant sur d’autres pays disposant de bien moindres ressources. L’Europe ne manque pas des ressources nécessaires pour respecter ses obligations juridiques à l’égard des personnes qui fuient les horreurs de la guerre et la persécution. Le PIB moyen par habitant des pays de l’UE est nettement supérieur à celui de certains des principaux pays accueillant des réfugiés tels que le Pakistan, le Liban et le Kenya.

De toute évidence, malgré son beau discours sur la solidarité, l’Action conjointe pour le futur vise à obliger l’Afghanistan à accepter un grand nombre de retours. Un document de l’UE datant de mars 2016 qui a fait l’objet d’une fuite est très clair à ce sujet. Dans ce document, des agences de l’UE reconnaissaient « l’aggravation de la situation [en Afghanistan] et les menaces auxquelles sont exposées les personnes », ainsi que la forte probabilité d’assister à l’accroissement « des niveaux record d’attaques terroristes et de victimes civiles », mais notaient toutefois qu’il « sera peut-être nécessaire de renvoyer plus de 80 000 personnes dans un proche avenir ».

Le ministre afghan des Finances, Eklil Hakimi, aurait déclaré devant le Parlement afghan : « Si l’Afghanistan ne coopère pas avec les pays de l’EU concernant la crise des réfugiés, cela va avoir un impact négatif sur le montant de l’aide accordé à l’Afghanistan. » Une source confidentielle proche du gouvernement afghan a qualifié l’Action conjointe pour le futur de « coupe empoisonnée » que l’Afghanistan a été forcé de boire pour recevoir une aide au développement.

De toute évidence, l’Action conjointe pour le futur n’est ni conjointe ni apte à faire avancer les choses. L’Afghanistan est actuellement un pays trop dangereux pour que l’on y renvoie des personnes. Tant que les gouvernements européens et l’UE ne l’auront pas reconnu, la survie de dizaines de milliers d’Afghans qui se trouvent en Europe demeure incertaine. Pour d’autres, il est déjà trop tard. « J’ai tellement peur, m’a confié la veuve d’Hadi. Je ne peux même pas amener mes enfants sur la tombe de leur père. »

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