La Tunisie ne doit pas tourner le dos aux victimes de viol et d’abus

Par Magdalena Mughrabi, spécialiste de l’Afrique du Nord à Amnesty International

Lorsque Meriem Ben Mohamed a été accusée d’« atteintes aux bonnes mœurs » après avoir dénoncé le viol que deux policiers lui ont fait subir en 2012, son cas a suscité une vague de protestation et donné lieu à une campagne nationale en faveur d’une réforme juridique, marquant un tournant crucial pour la Tunisie.

L’épreuve qu’elle a subie illustre par ailleurs les nombreux obstacles juridiques et sociaux auxquels les victimes de violences sexuelles et liées au genre sont confrontées en Tunisie : lois archaïques et préjudiciables, comportements discriminatoires, abus et corruption au sein de la police, services médicaux inadéquats et réprobation sociale.

Pour son dernier rapport en date, Amnesty International a rencontré 40 victimes de viol et d’abus à travers le pays, notamment de viol conjugal, de harcèlement sexuel, de violence domestique et d’agressions physiques.

Parmi elles figuraient des femmes célibataires, mariées ou divorcées, mais également des personnes particulièrement vulnérables face aux violences liées au genre, comme des travailleurs du sexe exerçant illégalement, et des personnes lesbiennes, gays, bisexuelles, transgenres et intersexuées.

Si elles ont mené des vies différentes et viennent d’horizons divers, elles ont toutes fait part de craintes similaires : être montrées du doigt et tenues pour responsables des abus qu’on leur a infligés. Beaucoup de celles qui avaient demandé l’aide de leur famille ou de la justice se sont entendu dire qu’il fallait « assumer » ou, comme Meriem, ont été menacées de poursuites. « Victime et accusée » est un message qui revenait sans cesse dans chaque témoignage recueilli.

Malgré la position de chef de file de la Tunisie sur le terrain des droits des femmes et de la parité dans le monde arabe, et en dépit des réformes positives introduites au fil des années, les lois sur les violences sexuelles restent archaïques et ne protègent pas les droits des victimes. Elles trahissent au contraire des comportements discriminatoires et des stéréotypes de genre préjudiciables qui restent répandus au sein de la société tunisienne, et qui privilégient de manière erronée l’« honneur » et la « moralité ».

Dans le cadre de nos recherches, nous avons rencontré des femmes prises au piège du cycle de la violence physique et des abus psychologiques pendant des années, parce qu’elles n’avaient personne vers qui se tourner pour obtenir de l’aide. Elles risquaient d’être rejetées par leur famille, et avaient été dissuadées par la police de porter plainte. Dans de nombreux cas, on leur a conseillé de placer la réputation de leur famille au-dessus de leur propre sécurité. Celles qui ont trouvé le courage de signaler les violences à la police ont souvent retiré leur plainte parce qu’elles dépendaient financièrement de leur mari, ou sous les pressions de leur famille ou de leur milieu.

C’est dans cette même optique de protection de l’honneur familial - souvent défini par la préservation de la virginité d’une jeune fille - qu’une faille du Code pénal permet aux violeurs et kidnappeurs d’adolescentes d’échapper aux poursuites s’ils épousent leur victime.

Fait important, les lois en vigueur ne reconnaissent pas le fait que le viol doit être défini par l’absence de consentement, pas par le recours à la violence. Elles ne reconnaissent pas non plus le viol conjugal. Elles sous-entendent par contre qu’il est du devoir d’une femme d’avoir des relations sexuelles avec son époux dès qu’il le souhaite. Cela est particulièrement problématique dans une société où la violence domestique reste monnaie courante, et n’est toujours pas combattue efficacement.

D’autres lois érigeant en infraction certaines formes de relations sexuelles entre adultes consentants, notamment l’adultère ou les relations entre personnes du même sexe, exposent les personnes LGBTI à un risque accru de violence. Des policiers menacent régulièrement les personnes LGBTI, en leur disant de retirer leur plainte si elles souhaitent éviter d’être elles-mêmes poursuivies pour avoir eu des relations homosexuelles. Nous avons également rencontré des travailleurs et travailleuses du sexe à qui des policiers ont fait subir des abus sexuels ou du chantage, en les menaçant de poursuites pour adultère.

Évolution positive, l’an dernier, les autorités tunisiennes ont annoncé qu’elles rédigeaient une loi exhaustive visant à protéger les femmes et jeunes filles contre la violence, qui pourrait grandement aider à combler les lacunes juridiques laissant les victimes de violences sexuelles et liées au genre livrées à elles-mêmes.

Pourtant, à l’heure où les questions relatives à la sécurité dominent le débat public en Tunisie, il existe un risque au cours des mois à venir que les droits sexuels et questions liées au genre ne soient relégués à l’arrière-plan. Ces questions concernent l’ensemble des Tunisiens ordinaires et il est essentiel qu’elles restent à l’ordre du jour.

La Tunisie a actuellement besoin de réformes audacieuses afin de tirer parti des progrès accomplis jusqu’à présent, et de garantir que les victimes de viol et d’abus puissent bénéficier de l’aide de la justice. Cela suppose que le pouvoir se montre résolu et courageux, et fasse preuve de détermination pour remettre en cause les normes sociales et sexuelles existantes, et briser les tabous caractérisant les violences sexuelles et liées au genre. Les autorités doivent commencer par adopter une loi exhaustive permettant de lutter contre les violences à l’égard des femmes et des filles, et abroger une série de textes préjudiciables afin de mettre la législation en conformité avec les obligations internationales de la Tunisie en matière de droits humains.

La Tunisie ne peut se permettre de régresser alors qu’une avancée sur ces questions est à sa portée.

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