Le mythe de la stabilité égyptienne : la sécurité ne peut se bâtir sur des violations flagrantes des droits humains Par Nicholas Piachaud, chercheur sur l’Égypte à Amnesty International

Il y a cinq ans, le défenseur des droits humains Ahmed Abdullah faisait partie des milliers d’Égyptiens qui sont descendus dans la rue pendant 18 jours et ont investi la place Tahrir au Caire, et ont fini par chasser le président de l’époque Hosni Moubarak du pouvoir et contraindre les forces de sécurité à battre en retraite.

Aujourd’hui, Ahmed est en cavale. Il a échappé de justesse à une arrestation le 9 janvier, lorsque des policiers en civil ont effectué une descente dans son café habituel au Caire. L’ONG qu’il préside, la Commission égyptienne pour les droits et les libertés, avait récemment dénoncé la hausse des disparitions forcées : en effet, des centaines de personnes ont « disparu » aux mains des forces de sécurité au cours de l’année écoulée.

Il n’est pas le seul à se retrouver en danger en raison de ses activités militantes. Depuis quelques semaines, les forces de sécurité arrêtent des militants liés aux manifestations et des journalistes critiques envers le bilan du gouvernement.

Cinq ans après le soulèvement qui a conduit à la destitution du président Moubarak, l’Égypte est redevenue un État policier. Omniprésent, l’organe de sécurité du pays, l’Agence de sécurité nationale, tient fermement les manettes.

Les défenseurs égyptiens des droits humains affirment se trouver au pied du mur : les organisations de défense des droits sont dépouillées de leur financement et nombre de leurs employés se voient interdire de voyager et font l’objet d’investigations pénales.

La police secrète est partout. Ils écoutent vos conversations téléphoniques. Ils surveillent ce que vous publiez sur les réseaux sociaux. Ils patrouillent dans les rues.

Ils voient le « terrorisme » partout, mais sont incapables de le saisir ; ils ont lancé un filet si vaste qu’il s’abat sur toute l’Égypte. Cette campagne bâclée de lutte contre le terrorisme se traduit par l’incarcération de dissidents pacifiques, tandis que des groupes armés passent entre les mailles.

Des dizaines de milliers de personnes sont arrêtées dans le cadre de la répression – près de 12 000 en 2015 selon un représentant du ministère de l’Intérieur.

Les prisons, les postes de police et les centres de détention sont pleins à craquer. Prisonniers et détenus s’entassent dans des cellules, contraints de dormir à même le sol en béton, et manquent de nourriture, de médicaments et de vêtements.

L’injustice règne. En décembre 2015, un tribunal a dû ajourner un procès très médiatisé parce que la salle d’audience ne pouvait accueillir les centaines d’accusés, dont l’éminent photojournaliste « Shawkan ».

La justice pénale échappe à tout contrôle. Mahmoud Hussein, 20 ans, croupit derrière les barreaux depuis presque deux ans, sans avoir été jugé ni même inculpé, simplement parce qu’il a porté un tee-shirt sur lequel on pouvait lire « Une nation sans torture » et une écharpe avec les mots « Révolution du 25 janvier ».

De très nombreuses informations font état de torture et d’autres mauvais traitements infligés à des détenus : les forces de sécurité de l’État sont accusées de distribuer volées de coups et décharges électriques, de maintenir les détenus dans des positions douloureuses et, dans plusieurs cas, de les soumettre à des violences sexuelles.

Tandis que les forces de sécurité arrêtent les citoyens dans la rue, à leurs bureaux et dans leurs maisons, le gouvernement égyptien escamote les droits humains au nom de la lutte contre le « terrorisme » et de la protection de la « sécurité nationale ».

Aujourd’hui, les États-Unis et les États de l’Union européenne considèrent de nouveau les forces de sécurité égyptiennes comme une garantie de stabilité dans une région ébranlée par les conflits. Elles seraient le rempart contre le chaos en Libye et en Syrie, et contre la menace que représente le groupe armé se désignant sous le nom d’État islamique (EI).

Le secrétaire d’État américain John Kerry a parlé d’une « lutte commune contre l’extrémisme violent et les terroristes ». Le Royaume-Uni a qualifié l’Égypte de « partenaire stratégique majeur » dans la lutte contre « l’extrémisme et la violence » dans la région.

Pourtant, des forces de sécurité qui ne peuvent ou ne veulent pas faire la distinction entre dissidence pacifique et groupes prêts à semer la mort, sont assurément l’une des données du problème.

Les services de renseignements égyptiens remplissent leurs prisons de manifestants pacifiques, d’opposants politiques et de militants, et plus récemment de journalistes et de défenseurs des droits humains.
Quant aux groupes armés, ils ont plusieurs fois démontré leur capacité à échapper à la souricière. Ils ont tué des centaines de membres des forces de sécurité depuis 2011, et prennent également pour cible des magistrats, des citoyens ordinaires et des étrangers.

Les forces de sécurité et l’armée ont manqué des occasions de traduire en justice des membres présumés de groupes armés, préférant traîner les suspects devant des tribunaux militaires et les juger dans le cadre de procès iniques. Dans une affaire, les accusés ont été mis à mort pour des attaques commises alors qu’ils se trouvaient déjà derrière les barreaux.

Le monde serait avisé de ne pas succomber aux sirènes du gouvernement égyptien qui promettent stabilité et sécurité. Un appareil sécuritaire qui utilise la torture, la force excessive, la détention arbitraire et la disparition forcée pour écraser toute forme de dissidence ne devrait pas être considéré comme « un partenaire stratégique majeur ».

Les États en quête d’un allié dans la région pour affronter « l’extrémisme violent et le terrorisme » devraient renoncer à leur approche à courte vue qui consiste à favoriser les ventes d’armes et à renforcer l’assistance en termes de sécurité, et choisir de faire pression en faveur d’une refonte des services de sécurité et du système judiciaire.

Par Nicholas Piachaud, chercheur sur l’Égypte à Amnesty International

Toutes les infos
Toutes les actions
2024 - Amnesty International Belgique N° BCE 0418 308 144 - Crédits - Charte vie privée
Made by Spade + Nursit