Le tortueux chemin vers la paix en République centrafricaine Par Tity Agbahey, chargée de campagne sur l’Afrique centrale à Amnesty International

Je rencontre cette petite fille de 4 ans, pleine de vie. Comme toutes les fillettes de son âge, Carine [2] observe tout ce qui l’entoure avec curiosité, elle tente de s’échapper des genoux de sa mère et attrape tout ce qui est à portée de main. Elle regarde mon téléphone et me décoche un sourire en guise de requête silencieuse.

Un court instant, j’oublie presque que nous sommes à Bangui, la capitale de la République centrafricaine. Il fait exceptionnellement chaud pour cette période de l’année.

Il y a une coupure d’électricité et je suis assise dans une pièce étouffante avec la jeune maman de Carine ; nous nous regardons, sans oser entrer dans le vif du sujet, et pendant un certain temps nous reportons notre attention sur sa fillette. Elle paraît en très bonne santé, si ce n’est une légère toux sans doute due à l’air sec et poussiéreux.

Sa mère me dit qu’elle va bien et me montre un carnet de santé. L’histoire de leur thérapie antirétrovirale y est consignée et mise à jour. Elles sont toutes les deux séropositives. Ignorant les événements tragiques qui ont conduit à sa naissance, la fillette me regarde pendant que je parcours le carnet. Je lui rends son regard. Elle sourit, d’un sourire frais et innocent qui n’appartient qu’aux enfants. Connaît-elle l’histoire, son histoire ?

La République centrafricaine est assurément l’un des pays les plus riches du continent africain, doté de surfaces importantes de terres arables qui pourraient largement nourrir ses quatre millions d’habitants. Une terre fertile, riche en minerais et autres ressources, avec des réserves d’uranium, de pétrole brut, d’or, de diamants, de cobalt, de bois… il suffit de demander. Une végétation luxuriante, des forêts, des fleuves, une faune diversifiée et une capitale délicatement posée au milieu d’une oasis de verdure.

La République centrafricaine pourrait figurer parmi les merveilles du continent. Pourtant, le « cœur de l’Afrique » [3] est indissociable d’une instabilité qui a fait des milliers de morts. La litanie des coups d’État militaires et des conflits, alimentés par la culture de l’impunité – notamment les amnisties accordées aux personnes accusées d’avoir commis de graves violations des droits humains – perpétue le cycle de la violence.

Le dernier coup d’État remonte à mars 2013 lorsque la Séléka, une coalition armée composée majoritairement de musulmans de Centrafrique et des pays voisins, a chassé du pouvoir le gouvernement du président François Bozizé. En réaction, toute une série de milices d’autodéfense appelées anti-balaka, composées en grande partie d’animistes et de chrétiens, se sont rapidement formées. Les deux camps se sont livrés à de graves atteintes aux droits humains et à des crimes relevant du droit international.

En décembre 2013, tandis que la plupart des pays du globe étaient occupés à préparer les congés de fin d’année, les combats faisaient rage entre les deux camps et les affrontements ont rapidement gagné la capitale Bangui, où près d’un millier de civils ont trouvé la mort. « Lorsque j’ai traversé la ville en voiture, les rues étaient jonchées de cadavres  », m’a confié un témoin,

« Bangui avait pris des airs de cimetière à ciel ouvert. Entre autres atrocités, des viols et des violences sexuelles ont été perpétrés de manière quasi systématique et sur une très grande échelle durant le conflit. »

La mère de Carine était une jeune femme et habitait l’un des quartiers les plus touchés par les combats. Le chaos qui avait envahi les rues est venu frapper à la porte de la maison où elle vivait avec sa mère et ses neveux. Des hommes armés ont pillé l’habitation et l’ont violée sauvagement. Elle a découvert par la suite qu’elle était séropositive et enceinte, et a donné naissance à une petite fille elle aussi infectée par le VIH/sida.

Lorsque j’atterris à Bangui presque cinq ans après les événements tragiques qui ont bouleversé la vie de cette jeune femme, quelque chose d’insaisissable flotte dans l’air. Sans doute la désolante sensation que le pays a tout ce qu’il faut pour grandir et avancer. Cette sensation m’étreint dès l’aéroport, lorsque je vois le nombre d’avions humanitaires – comment se fait-il qu’un tel pays, théoriquement capable de nourrir largement sa population, ait tant besoin du Programme alimentaire mondial ?

Un regain d’espoir

Au cours de la mission menée par Amnesty International en République centrafricaine en novembre 2018, quelque chose couvait : un regain d’espoir. La Cour pénale spéciale (CPS) en République centrafricaine venait de tenir sa session inaugurale le 22 octobre, trois ans après sa création officielle par un texte de loi en juin 2015.

La CPS est un tribunal « hybride » qui a compétence pour juger les graves violations des droits humains et du droit international humanitaire commises depuis 2003.

[Le tribunal de la Cour pénale Spéciale] doit encore définir sa stratégie en matière d’enquêtes et de poursuites, mais a officiellement annoncé qu’il est désormais prêt à démarrer ses investigations et à recueillir les plaintes – un immense soulagement pour les victimes en Centrafrique.

Ajoutant au sentiment d’optimisme, les juridictions nationales ont repris au début de l’année les audiences pénales, les premières depuis 2016, et ont déjà adressé un message fort avec la condamnation de Rodrigue Ngaibona, alias général Andjilo, membre des milices anti-balaka.

Et, comme si les planètes de la justice s’alignaient enfin, Alfred Yekatom, alias Rambo, lui aussi ancien membre des anti-balaka, a été déféré devant le Tribunal pénal international à La Haye le 17 novembre. Un encouragement dont les victimes en République centrafricaine, et particulièrement les femmes, avaient bien besoin après l’acquittement de Jean-Pierre Bemba en juin. « C’est le karma, nous confiait un jeune homme, le sang de ses victimes exige que justice soit rendue. »

Si l’espoir est irrationnel, il a besoin de faits concrets auxquels s’accrocher. Avec le regain des violences à Alindao, dans le centre du pays, et dans le quartier PK5 à Bangui, tous les regards se tournent vers le système judiciaire, aujourd’hui plus que jamais. Les autorités centrafricaines, leurs partenaires internationaux et la justice (locale, hybride et internationale) doivent saisir cette occasion unique de faire passer deux messages forts et de faire savoir aux auteurs de violences que personne n’est au-dessus des lois et aux victimes que leur appel en faveur de la justice a été entendu.

Le temps de la justice est venu

L’impunité est un terrain fertile pour perpétuer le cycle de la violence. Beaucoup à Bangui tentent de tempérer les fortes attentes en soulignant que « le système judiciaire ne peut pas tout résoudre ». C’est vrai. En effet, il ne résout pas tout, il ne pourra jamais réparer complètement les vies ni restaurer tout ce qui a été perdu. La justice n’effacera pas le fait que Carine existe, qu’elle est séropositive et aura besoin de soins toute sa vie. Mais lorsqu’elle deviendra une adolescente, puis une femme aux prises avec la stigmatisation des circonstances de sa naissance, elle ne se satisfera pas de l’impunité. Près de cinq ans se sont écoulés, on ne peut faire attendre plus longtemps les victimes du conflit en République centrafricaine. Le pays se trouve à un carrefour : il est temps que justice soit rendue et que les responsables répondent de leurs actes pour les nombreux crimes commis durant le conflit.

Les victimes ont besoin de pouvoir entamer leur voyage personnel et intime vers la guérison et la paix intérieure. Justice doit être rendue. C’est la condition pour que le cœur de l’Afrique puisse battre en paix – enfin.

Cet article de Blog a initialement été publié sur Medium
.

Notes

[1Son nom a été modifié.

[2Son nom a été modifié.

[3BêAfrika (le « cœur de l’Afrique » en langue sango) est le nom donné par les habitants à leur pays.

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