Les droits humains mis à mal : il est temps que le monde des entreprises passe à la vitesse supérieure par Salil Shetty, secrétaire général d’Amnesty International

D’ici 2050, les consultants en gestion de McKinsey prévoient que les économies de l’Asie du Sud-Est pourraient collectivement se placer au quatrième rang des économies mondiales en termes de Produit intérieur brut (PIB) nominal. Si l’on ajuste les chiffres en fonction de la parité de pouvoir d’achat, elles le sont déjà. Depuis 2000, aucune autre région du globe, hormis la Chine et l’Inde, n’a connu une croissance économique aussi solide.

Dans le même temps, l’Asie du Sud-Est affiche un bilan médiocre en termes de droits humains. À travers la région, les droits à la liberté d’expression et de réunion sont mis à mal. Alors que les autorités ont rapidement dérégulé les flux de capitaux, elles imposent des restrictions croissantes à la circulation des opinions et des idées – que ce soit en ligne ou hors ligne. Et à un moment où la majorité des pays du globe tourne le dos à la peine de mort et abolit ce châtiment cruel et irréversible, la région connaît un renouveau inquiétant dans son application.

Depuis des décennies, la région est agitée par un débat sur la question de savoir si les droits humains sont une tradition spécifiquement occidentale qui n’a guère sa place en Asie. Certaines voix influentes font valoir que la protection des droits fondamentaux freinera leurs ambitions économiques.

Étant moi-même Asiatique, je dois dire mon désaccord. Le lauréat du prix Nobel Amartya Sen a noté que les études empiriques « ne permettent pas d’étayer l’affirmation selon laquelle droits politiques et performances économiques sont en conflit ».

En effet, en limitant ou en bafouant les droits humains, les États risquent de compromettre leur capacité à réaliser leurs ambitions économiques et finalement de faire marche arrière sur certains progrès.

Au Viêt-nam, des citoyens ordinaires sont descendus dans la rue pour exiger que les responsables rendent des comptes dans une affaire de pollution émanant, selon eux, d’une usine locale qui avait dévasté de très grands stocks de poissons. La réaction du Parti communiste au pouvoir – paradoxalement, pour protéger des pires excès associés au capitalisme – fut de recourir aux bonnes vieilles méthodes de répression : arrestations massives, surveillance renforcée, assignation à résidence de dirigeants de la société civile et interdiction d’accéder aux réseaux sociaux Instagram et Facebook.

Aucun pays désireux de s’ouvrir au monde et d’attirer les investisseurs étrangers sur le long terme ne peut se permettre d’agir de la sorte. Le ressentiment engendré par des catastrophes suscite un climat hostile aux investissements étrangers. Les gouvernements ont la responsabilité de protéger leurs citoyens contre tous les effets néfastes des activités industrielles et, s’ils ne le font pas, risquent d’inviter l’instabilité politique et de favoriser les fuites d’investissement.

Le rôle des entreprises
Les entreprises ont besoin d’espace pour que prospère la libre circulation des idées. Sans espace où la liberté d’expression est garantie et protégée, l’esprit d’entreprise s’en trouve contrecarré.

Le développement économique au 21e siècle est porté par la connaissance et les idées, la technologie et l’innovation. Si les secteurs traditionnels, comme l’industrie de la pêche et l’exploitation minière, continuent de jouer un rôle, ce sont les idées qui vont propulser les avancées économiques. L’environnement actuel y fait obstacle. Des lois répressives sont mises en œuvre pour restreindre ce qui peut être dit ou écrit. Les nouvelles technologies devraient surtout être exploitées en vue de bénéficier à l’entreprise et à la société, au lieu d’être utilisées de manière pervertie comme des outils intrusifs de surveillance et de censure.

L’un des mythes les plus inquiétants dans la région est que le respect des droits fondamentaux va à l’encontre de la loi et de l’ordre. Dans le cadre de sa campagne en 2016, le président élu des Philippines Rodrigo Duterte a déclaré lors d’une réunion de dirigeants d’entreprises qu’il allait mener « une guerre sanglante » contre les « criminels », en s’appuyant sur l’armée et la police. Il a déclaré : « Tuez-les tous pour que nous puissions régler ce problème. »

Rares sont ceux qui peuvent concurrencer Rodrigo Duterte en matière de rhétorique belliqueuse. Mais ses méthodes n’ont rien de novateur. Le bilan des Philippines est bien sombre lorsqu’il s’agit de la torture et des mauvais traitements. Il a par exemple été révélé que les policiers d’une unité jouaient à la « roulette » pour décider quelle forme de torture ils allaient infliger au détenu.

De telles pratiques contribuent à la triste notoriété de la police et barrent le chemin à la paix. Il convient de ne pas se laisser bercer par des promesses de solutions miracles impliquant de graves violations des droits humains. Ainsi le recours à la peine de mort dans des pays comme l’Indonésie et Singapour est-il présenté comme une solution à la criminalité, lors même qu’aucun élément ne prouve que les exécutions ont un effet plus dissuasif que les peines de prison.

La répression d’État au nom de la sécurité nationale et de l’ordre public touche trop souvent de manière disproportionnée les populations pauvres et vulnérables, et accroît les inégalités et le conflit social, ce qui entraîne une hausse de l’instabilité.

Au contraire, les entreprises devraient s’inquiéter de solliciter la protection d’autorités qui sont prêtes à recourir à la torture, à compromettre l’intégrité de la procédure judiciaire et à recourir aux exécutions en vue de faire preuve de fermeté vis-à-vis de la criminalité.

L’Asie du Sud-Est ne réalisera ses ambitions que si les gouvernements accordent la même attention à leur bilan relatif aux droits humains (en mettant particulièrement l’accent sur les droits des femmes), qu’à leur taux de croissance économique. Même à moyen terme, pour être efficaces, les réformes économiques doivent s’appuyer sur un cadre juridique qui pallie les déficits de gouvernance, protège les citoyens et garantit que l’activité industrielle respecte les droits fondamentaux – pas seulement ceux de quelques privilégiés, mais ceux de tous.

Les dirigeants d’entreprises doivent faire pression pour que les États respectent l’état de droit et favorisent la protection et la promotion des droits fondamentaux, générant un cercle vertueux de la hausse des investissements qui ne laisse personne sur le bord du chemin.

https://www.weforum.org/agenda/2016/06/human-rights-are-under-attack-it-s-time-for-the-business-world-to-do-more

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