Les nombreuses facettes de la peur par Andrew Gardner, chercheur sur la Turquie à Amnesty International

La peur revêt de nombreuses facettes. Il y a un mois, lors de la tentative de coup d’État meurtrière qui a secoué la Turquie, j’ai, comme des millions de personnes à Istanbul et Ankara, connu la peur qui prend aux tripes, alors que les explosions faisaient trembler notre salon et que les coups de feu crépitaient derrière nos fenêtres. En bas, mes voisins s’étaient réfugiés dans leur salle de bains, craignant pour leur sécurité et la vie de leurs proches. Dehors, les tanks arpentaient les rues et les avions à réaction et les hélicoptères sillonnaient le ciel, tandis que des apprentis putschistes abattaient des civils.

Lorsque l’on a compris que le coup d’État sanglant avait avorté, le soulagement fut immense, tout au moins au début. Cependant, telle une odeur âcre, la peur continuait de planer dans l’air. Si les rassemblements orchestrés pour célébrer l’échec du putsch amenaient presque une atmosphère festive le soir, l’ambiance dans les rues restait tendue la journée. Les lèvres crispées et les sourcils froncés remplaçaient le sourire habituel des commerçants du secteur. Beaucoup restaient chez eux, dans une attente nerveuse, sans savoir ce qui allait se passer. Le risque de coup d’État avait-il été évité ? Y aurait-il une autre tentative de s’emparer violemment du pouvoir ?

Cette peur était ravivée par le souvenir des coups d’État qui ont émaillé le passé de la Turquie : les détentions, la torture et les exécutions qui ont suivi celui de 1980. Ceux qui l’ont vécu en connaissent l’horreur, tandis que ceux qui sont trop jeunes pour s’en souvenir l’ont entendu raconter par leurs parents.

Dans les jours qui ont suivi le coup d’État avorté, alors que le gouvernement lançait sa répression et annonçait l’état d’urgence, la peur tenaillante n’a pas faibli – elle a simplement changé de visage. Au cours du mois qui a suivi la tentative de soulèvement, plus de 23 000 personnes ont été arrêtées et près de 82 000 ont étésuspendues ou renvoyées de leur travail. Toute personne soupçonnée d’être liée au mouvement de Fethullah Gülen, dignitaire installé aux États-Unis accusé d’avoir orchestré le coup d’État, s’est retrouvée dans le collimateur des autorités. Des soldats, des policiers, des juges, des avocats, des universitaires, des journalistes, des enseignants, des médecins et même des arbitres de football. Personne ou presque n’est à l’abri.

Si le gouvernement a le devoir de garantir la sécurité, de protéger les citoyens et de poursuivre les responsables présumés d’attaques violentes contre des citoyens ordinaires, les suspects ne doivent faire l’objet d’enquêtes et être poursuivis en justice que lorsqu’il existe des preuves suffisantes à leur encontre. Personne ne doit être arrêté, détenu ni sanctionné arbitrairement. Et c’est là que le gouvernement du président Recep Tayyip Erdogan pèche.

Les conséquences pour les personnes visées et leurs familles sont désastreuses. Ceux qui sont suspendus ou renvoyés auront du mal à retrouver un emploi. Un jeune père avec lequel j’ai discuté m’a confié : « Je pense que si j’ai été suspendu, c’est parce que je suis membre d’un syndicat. Je retourne au travail cette semaine, mais la procédure est en instance. J’ai vraiment peur, car si je perds mon travail, je n’en trouverai pas d’autre, et je ne pourrai pas faire vivre ma famille. »

Une telle vague de brusques licenciements a de lourdes conséquences sur le fonctionnement de l’État. Un cinquième du personnel judiciaire a été suspendu, licencié ou placé en détention. D’autres fonctions essentielles de l’État, comme l’éducation, ont été mises à genou et ne seront pas reconstruites du jour au lendemain. Les simples citoyens ne sont pas les seuls à avoir peur. Les journalistes, les militants et les avocats sont pétrifiés à l’idée de s’exprimer, de peur d’être, eux aussi, soupçonnés.
Ironie du sort, les mécanismes qu’utilise le gouvernement d’Erdogan sont l’héritage des précédents dirigeants militaires de la Turquie. La loi sur l’état d’urgence, adoptée en 1983, confère au gouvernement le pouvoir d’instaurer des couvre-feux, d’interdire les manifestations et de fermer des entreprises, des fondations et des associations. Elle confère à la police le pouvoir de contrôler et de fouiller des personnes sans autorisation judiciaire. Diverses informations laissent à penser que la police se sert de ces pouvoirs pour surveiller les publications et les messages sur les réseaux sociaux et les téléphones des citoyens.

La loi permet également au gouvernement de gouverner par décret, afin d’adopter des textes de loi sans contestation. Jusqu’à présent, deux décrets ont permis de suspendre l’habeas corpus pendant 30 jours, de restreindre le droit des détenus de consulter un avocat et d’exempter de poursuites les représentants de l’État lorsqu’ils exercent leurs fonctions dans le cadre des décrets.

Parallèlement, nous assistons à une répression visant les médias, qui est sans précédent dans l’histoire moderne de la Turquie. Au cours du mois dernier, 131 médias et maisons d’édition ont été fermés et au moins 89 mandats d’arrêt ont été décernés contre des journalistes.

La purge qui a fait suite au coup d’État manqué intervient alors que les libertés d’expression, d’association et de réunion étaient déjà la cible d’attaques soutenues. Des administrateurs du gouvernement avaient été nommés à la direction de journaux de l’opposition liés à Gülen et 15 chaînes de télévision avaient été fermées dans les mois précédant la tentative de coup d’État. Le droit à la liberté de réunion pacifique était limité et la police avait régulièrement recours à une force excessive pour disperser les manifestations.

Dans le sud-est du pays, où des affrontements opposent des membres du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), groupe séparatiste kurde, aux forces de sécurité, le gouvernement supervise l’offensive contre des villes et des quartiers kurdes, et impose des couvre-feux permanents et des coupures de services. L’armée mène des opérations dans des zones d’habitation qui se traduisent par des centaines de milliers de personnes déplacées, incapables de rentrer chez elles.

Dans l’atmosphère fébrile qui fait suite au coup d’État, la situation des dissidents risque fort de se dégrader. Déjà s’estompe la distinction entre le fait d’avoir pris part au coup d’État et le fait d’être un partisan de Gülen. Les autorités pourraient encore élargir la définition d’un « traître » pour y inclure les détracteurs laïcs, gauchistes ou kurdes.

La violente tentative de coup d’État et la réponse répressive du gouvernement laisseront des marques indélébiles en Turquie dans les années à venir. Le pays revient progressivement à la normale, mais la situation a changé : l’oxygène de la société civile s’est raréfié et il faut désormais compter avec la peur lancinante.

Cet article a été publié initialement sur le site du Time.

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