Les querelles au sein de l’Union européenne ne doivent pas affaiblir la réaction de la communauté internationale Par Katharine Derderian, spécialiste de la politique étrangère de l’Union européenne en matière de droits humains, Amnesty International

« Lorsque les soldats sont arrivés, ils ont commencé à tirer sur les habitants qui, pris de panique, se sont mis à courir. J’ai vu des soldats tirer sur de nombreuses personnes et abattre deux jeunes garçons. Ils se sont servis d’armes pour incendier nos maisons. Notre village comptait 900 maisons, il n’en reste plus que 80. Il ne reste plus personne pour enterrer les cadavres. »

Ce récit est le témoignage d’un homme de 48 ans qui a raconté à Amnesty International comment l’armée et la police avaient fait irruption dans son village du nord de l’État d’Arakan, au Myanmar, début septembre.

En un peu moins de deux mois, plus de 520 000 Rohingyas ont dû quitter leur foyer, victimes d’une politique de la terre brûlée menée à très grande échelle. Souvent avec l’appui de milices, les forces de sécurité du Myanmar ont réduit en cendres des villages rohingyas entiers et ont tiré au hasard sur les habitants qui essayaient de s’enfuir.

Ces violences, qui ont commencé en réponse à des attaques coordonnées menées par un groupe armé rohingya contre des postes de sécurité le 25 août, ne semblent guère s’apaiser. Au contraire, Amnesty International a reçu des informations faisant état de nouveaux incendies dans des villages rohingyas pas plus tard que le week-end dernier.

Les réfugiés rohingyas continuent d’affluer de l’autre côté de la frontière, au Bangladesh. Qui plus est, de plus en plus d’éléments attestent qu’ils ne fuient plus seulement les violences mais aussi un véritable risque de famine, car les autorités du Myanmar ont bloqué l’accès des organisations humanitaires aux zones clés de l’État d’Arakan.

L’ampleur et la rapidité de ce que les Nations unies et Amnesty International ont appelé un « nettoyage ethnique », synonyme de crimes contre l’humanité, notamment des meurtres, des transferts forcés de population et d’autres actes inhumains, ont pris à défaut la communauté internationale et mis en évidence l’incapacité de l’Union européenne (UE) et de ses États membres à apporter une réaction unifiée et décisive en temps utile.

Jusqu’à l’an dernier, l’Union européenne introduisait tous les ans une résolution sur la situation des droits humains au Myanmar lors de l’Assemblée générale des Nations unies, mais elle a décidé cette année qu’il n’était plus nécessaire de le faire en raison des « progrès » accomplis par les autorités du pays. Avec d’autres organisations internationales de défense des droits humains, Amnesty International s’était opposée publiquement à cette évolution en affirmant qu’elle était prématurée.

Malheureusement, la crise actuelle a prouvé que nous avions eu raison. Cette crise des droits humains n’est, hélas, pas la seule au Myanmar. Loin des gros titres de la presse internationale, les conflits dans l’État kachin et dans le nord de l’État chan sont toujours aussi intenses ; l’armée et des groupes armés de minorités ethniques y commettent des violations abjectes des droits humains. L’accès de l’aide humanitaire est extrêmement limité, en particulier dans les zones ravagées par les conflits, où elle fait pourtant cruellement défaut. L’espace accordé à la liberté d’expression reste gravement restreint et ceux qui osent dénoncer les atteintes perpétrées par les forces de sécurité ou en témoigner s’exposent à des arrestations, des poursuites et des manœuvres d’intimidation ou de harcèlement.

Aujourd’hui, l’Union européenne et ses États membres ont la possibilité de réagir comme il se doit aux violations des droits humains perpétrées au Myanmar, d’empêcher la crise de s’aggraver plus encore et d’agir en faveur d’une solution juste et axée sur les droits humains aux problèmes d’envergure exceptionnelle qu’elle a engendrés.

En préparant en amont l’introduction d’une résolution lors de l’Assemblée générale des Nations unies, l’UE pourra attirer l’attention de la communauté internationale et accentuer la pression visant à faire cesser immédiatement les violences dans le nord de l’État d’Arakan, ainsi qu’à obtenir des réparations pour les violations déjà commises. La responsabilité principale des épouvantables violations des droits humains et crimes contre l’humanité perpétrés dans l’État d’Arakan et dans d’autres régions du pays revient à l’armée du Myanmar.

Jusqu’à présent, toutes les pressions destinées à y mettre fin ont échoué. Un prolongement de l’embargo sur les armes appliqué actuellement par l’Union européenne contre le Myanmar sera une mesure décisive et devrait comprendre la suspension de toutes les formes d’aide militaire, en plus de sanctions financières ciblées à l’encontre de haut gradés responsables de violations graves et de crimes.

Parallèlement, l’UE et ses États membres doivent continuer d’envoyer un message clair aux autorités civiles du Myanmar, à savoir que leur intervention sans équivoque est plus nécessaire que jamais pour apaiser les tensions. Après la réunion des ministres européens des Affaires étrangères qui s’est tenue lundi 16 octobre, l’UE doit prendre un engagement commun clair en faveur d’une réaction à la crise humanitaire et des droits humains à laquelle nous assistons.

Dans le domaine des droits humains, une initiative de l’Union européenne est terriblement nécessaire, mais les dissensions entre les États membres et la dichotomie fallacieuse qui distingue valeurs et intérêts l’ont récemment empêchée de s’exprimer suffisamment fort et d’agir avec suffisamment de cohérence contre les atteintes aux droits humains, notamment en Égypte, en Chine et au Myanmar.

Que le problème vienne de ce que les intérêts l’emportent sur les valeurs ou de ce que la réalité des droits humains sur le plan national influence la politique étrangère des États membres, l’Union européenne et ses États membres ne peuvent se permettre de laisser ces difficultés entraver leur action face aux crimes contre l’humanité et au nettoyage ethnique en cours au Myanmar. Traditionnellement, l’UE a toujours pris la tête de la réponse de la communauté internationale aux violations des droits humains au Myanmar.

Ni l’intérêt supposé pour la coopération avec l’armée, ni les investissements de longue date dans l’administration civile ne devraient empêcher l’UE d’intervenir pour exercer son influence sur les autorités militaires et civiles du Myanmar.

Attendre pour agir à mesure que la situation évolue n’est pas une solution envisageable. La crédibilité et la légitimité de l’UE seront contestées à l’échelle mondiale si elle n’est pas capable de passer à l’action après sa déclaration commune du 16 octobre [1], alors que des personnes sont massacrées, des villages incendiés et que plus d’un demi-million d’habitants sont déportés massivement.

Nous assistons aujourd’hui à un nettoyage ethnique et à des crimes contre l’humanité au Myanmar : si l’Union européenne ne met pas maintenant ses efforts en commun pour intervenir en faveur des droits humains, quand le fera-t-elle ?

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