Lettre ouverte à l’Ambassadeur de Turquie en Belgique par Jenny Vanderlinden, coordinatrice Turquie auprès d’Amnesty International Belgique Francophone

Monsieur l’Ambassadeur,

Nous avons suivi avec intérêt votre intervention sur la Première ce jeudi 28 juillet 2016 et aurions souhaité vous rencontrer, comme vous l’avez suggéré lors de votre interview, afin de vous communiquer de vive voix les informations crédibles faisant état de coups, tortures et viols sur les détenus que nous avons recueillies sur le terrain après la tentative de coup d’Etat du 15 juillet 2016.

Nous déplorons que votre agenda chargé ne vous ait pas permis de répondre à notre demande de rendez-vous dans un délai raisonnable et avons donc décidé d’apporter par l’intermédiaire de cette lettre quelques réponses aux points que vous souleviez lors de votre intervention.

Vous déplorez que notre organisation soit restée silencieuse à propos des victimes civiles de ce coup d’Etat manqué.

Notre organisation, dans chacun de ses communiqués de presse, a reconnu la légitimité du gouvernement turc de traduire les responsables de cette tentative de coup d’Etat sanglante en justice et de protéger sa population.

Amnesty International a rappelé dans son communiqué du 16 juillet 2016 notamment que la Turquie a connu plusieurs coups d’État militaires, aux conséquences désastreuses pour les droits humains, et qu’elle garde en sa mémoire les séquelles du dernier qu’elle a subi, le 12 septembre 1980. En aucun cas, notre organisation ne passe sous silence les conséquences d’un coup d’Etat militaire sur la population.

Mais la réponse du gouvernement doit se faire en respectant l’état de droit et les droits humains. Nous constatons malheureusement aujourd’hui que votre gouvernement a réagi de manière rapide et brutale et qu’une répression exceptionnelle s’est poursuivie après l’instauration de l’état d’urgence le 20 juillet 2016.

Votre gouvernement veut protéger la démocratie.

Mais les décrets adoptés dans le cadre de l’état d’urgence ouvrent la voie aux violations de droits humains.

Le 1er décret fixe la période de détention sans inculpation à 30 jours. Cette mesure accroît le risque de torture et en autorisant les policiers à assister aux entretiens entre avocats et détenus porte atteinte au droit à un procès équitable.

Le 2ième décret visant les medias réduit à néant la liberté d’expression. Aujourd’hui 131 media ont été fermés et un mandat d’arrêt a été lancé à l’encontre de 89 journalistes, dont plus de 40 ont été arrêtés. L’un des fondements d’une démocratie est la liberté d’expression. Vu l’ampleur des répressions à l’encontre des medias, nous pensons que le gouvernement veut réduire au silence toutes les voix dissidentes en dépit du droit international.

Oui, votre gouvernement veut protéger la démocratie. Mais que penser d’une démocratie qui déclare qu’elle suspend la convention européenne contre la torture ? Que penser d’une démocratie qui songe à réinstaurer la peine de mort parce que le peuple, qui est actuellement sous le choc des évènements et terrifié, le veut ainsi ?

Les droits que le peuple turc a durement acquis ces dernières années ne peuvent être ainsi rejetés.

Vous doutez que nous ayons des preuves tangibles sur les tortures que subissent les détenus dans les centres de détention.

Nous vous rappelons Monsieur l’Ambassadeur que notre organisation est reconnue internationalement pour son impartialité et son indépendance. Les recherches scrupuleuses et impartiales sont le fondement même de notre travail pour les droits humains. Nous ne nous prononçons jamais pour ou contre un gouvernement, nous menons des campagnes contre les violations de droits humains indépendamment de l’identité des auteurs ou des victimes où qu’elles aient lieu.

Les violations de droits humains que les personnes arrêtées après la tentative de coup d’Etat du 15 juillet 2016 subissent et que notre organisation a dénoncées sont bien réelles et basées sur de nombreux témoignages concordants que nous avons recueillis sur le terrain auprès d’avocats, de médecins et personnes travaillant dans un centre de détention. Les avocats que nous avons pu rencontrer nous ont signalé que lors de brèves visites autorisées dans les cours de justice, ils ont pu constater les traces de torture sur leurs clients et sur d’autres personnes détenues. Les procureurs qui ont entendu les détenus et vu les traces de torture n’ont pas réagi.

Votre pays possède une institution nationale des droits humains habilitée à se rendre dans les centres de détention.

Mais à notre connaissance elle a été dissoute en avril 2016 et se trouve sans effectifs. Aucune autre institution ne remplit aujourd’hui cette mission en Turquie.

Des milliers de personnes aujourd’hui sont détenues au secret, n’ont pas accès à leur avocat ou la possibilité de communiquer avec leurs proches. Certaines d’entre elles ignorent ce dont elles sont accusées. Il est primordial que des organismes indépendants puissent évaluer la situation.
Amnesty International demande au Comité européen pour la prévention de la torture (CPT) d’effectuer d’urgence une mission en Turquie. Nous vous demandons de coopérer avec le CPT.

Il est primordial Monsieur l’Ambassadeur que le Président Erdogan renforce le respect de l’état de droit et des droits humains. Nous apprécierions donc que vous lui transmettiez nos recommandations, à savoir :

• Les autorités turques doivent respecter les droits humains et remettre en liberté les personnes contre lesquelles il n’existe aucune preuve de participation au Coup d’Etat et garantir les procès équitables

• L’interdiction de la torture est absolue et ne doit faire l’objet d’aucun compromis, ni être suspendue. Tous les détenus (15000 personnes arrêtées) doivent avoir accès à leur avocat et leurs proches dans les lieux de détention

• L’état d’urgence ne doit pas être utilisé comme prétexte pour réprimer les opinions dissidentes et pour mener des purges au sein de la société civile, des medias, de la justice, de l’éducation et d’autres secteurs de la société

• Censurer les médias (131 medias fermés), arrêter des journalistes (89 mandats d’arrêts, plus de 40 arrêtés), parce qu’ils ont critiqué la politique du gouvernement est illégal même sous l’état d’urgence

• Les travailleurs doivent pouvoir remettre en cause leur suspension ou licenciement (45000 fonctionnaires limogés ou suspendus, y compris des juges et procureurs) au travers de procédures équitables et transparentes

Pour terminer, Monsieur l’Ambassadeur, sachez que nous restons à votre entière disposition pour discuter plus amplement de la situation catastrophique des droits humains en Turquie.

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