Plongée dans une faille temporelle. Les restrictions liées à l’état d’urgence en Éthiopie Par Seif Magango, responsable médias pour l’Afrique de l’Est à Amnesty International

Les trois jours que j’ai passés à Addis-Abeba m’ont donné l’impression de remonter le temps. Dans le cadre de mon travail, je me tiens régulièrement au courant de l’évolution de la situation en Éthiopie. Je pensais donc me rendre compte de l’ampleur des restrictions auxquelles la population de ce pays est confrontée au quotidien, en particulier depuis l’instauration de l’état d’urgence en octobre 2016.

Pourtant, ma récente visite m’a réservé de mauvaises surprises. Il est impossible de se faire une véritable idée de la vie sous l’état d’urgence en lisant un journal à Nairobi, Johannesburg ou Londres. Il faut en faire personnellement l’expérience sur place, même brièvement.

Dès l’atterrissage, je n’ai cessé d’être questionné par de parfaits étrangers sur le motif de mon séjour. Certains d’entre eux se montraient simplement amicaux, cela ne fait aucun doute, mais d’autres ont attiré mes soupçons.

Cependant, il ne s’agissait que d’un détail. Par une matinée ensoleillée, j’ai été directement témoin du caractère draconien de l’état d’urgence. Alors que mes collègues et moi préparions le lancement d’un rapport sur la réaction de l’Union africaine face aux atteintes aux droits humains commises lors des conflits, nous nous sommes aperçu que nous aurions dû prévenir la police et le poste de commandement chargé de faire appliquer les dispositions relatives à l’état d’urgence.

Plus de 40 invités, parmi lesquels des diplomates de l’Union africaine et de l’Union européenne, avaient confirmé leur venue. Nous avions conscience qu’il serait très regrettable de devoir annuler alors nous avons rédigé rapidement une lettre en anglais et en amharique et nous nous sommes séparés en deux groupes afin de la remettre à la fois à la police et au poste de commandement.

Au poste de police, où nous avons été accueillis par des portraits grandeur nature du défunt Premier ministre Meles Zenawi, nous avons eu affaire à une policière avenante qui n’a rien trouvé à redire à notre démarche. Il en a été tout autrement au poste de commandement.

En tant que représentants d’Amnesty International, nous avons examiné la proclamation de l’état d’urgence de manière suffisamment approfondie pour savoir qu’une table ronde sur les activités de l’Union africaine, accessible uniquement sur invitation, ne constitue pas un rassemblement public. En revanche, le poste de commandement n’était pas de cet avis.

Ayant obtenu une réponse négative de sa part, nous avons dû annuler le débat. Non seulement le poste de commandement nous a opposé un refus, mais il a aussi dépêché des policiers sur le lieu de la manifestation afin de s’assurer que la direction de l’hôtel avait bien compris le message : la réunion organisée par Amnesty International ne devait se tenir sous aucun prétexte.

Par le passé, ce type de répression abusive était monnaie courante dans de nombreuses régions d’Afrique et ailleurs mais aujourd’hui, en 2017, il serait considéré comme déplacé. Pour de nombreuses personnes, le fait que les rassemblements de l’opposition même les plus sensibles puissent se dérouler librement dans de nombreuses parties du globe est un acquis, à l’instar de l’accès sans restriction à Internet.

À Addis-Abeba, j’ai réellement compris la valeur d’Internet lorsque je me suis mis en quête d’une connexion correcte. Dans l’un des hôtels les plus huppés de la ville, il a fallu que j’achète des bons au centre d’affaires pour pouvoir utiliser le Wi-Fi. À 10 dollars américains de l’heure, ce n’était pas donné. Rien de bien surprenant puisque l’entreprise publique de télécommunications EthioTelecom n’a aucun concurrent, ce qui ne l’incite pas à baisser les tarifs du haut débit.

Et lorsque le Wi-Fi était gratuit, il était en général lent et, bien souvent, malgré mes multiples tentatives, je ne parvenais pas à consulter Facebook ni Twitter. Il est de notoriété publique que l’État suit de près les communications en ligne et n’hésite pas à les bloquer. À chaque fois que je tentais de consulter Facebook, les publications apparaissant sur mon fil d’actualités dataient de trois jours. J’avais l’impression d’être dans un trou noir.

Dès que notre avion a touché le tarmac de Nairobi, j’ai commencé à recevoir sur mon téléphone les courriels que je n’avais pas pu récupérer en Éthiopie, notamment un m’indiquant que mon vol était retardé. « Si seulement je l’avais eu à temps ! », me suis-je dit en soupirant. Mais c’était trop tard, j’avais déjà dû supporter les six heures d’attente à l’aéroport international de Bole.

Heureusement pour moi, mon incursion dans cette faille temporelle a été de courte durée et j’ai pu retrouver sans trop d’efforts l’agitation familière de Nairobi. On ne peut pas en dire autant pour les courageux militants éthiopiens, qui subissent en ce moment même les restrictions liées à l’état d’urgence, et souvent bien pire.

Des dizaines de détracteurs du régime sont en train de croupir en prison pour des charges de terrorisme forgées de toutes pièces et 5 000 sont détenus en vertu de la législation relative à l’état d’urgence, dans des conditions précaires et inhumaines.

Leur seul tort est d’avoir pris part à la vague de manifestations – pacifiques pour la plupart – qui a submergé certaines régions l’an dernier. D’autres sont derrière les barreaux pour le simple fait d’avoir exprimé leurs opinions sur Facebook.

Merera Gudina, un dirigeant de premier plan de l’opposition, a été arrêté au retour d’un voyage en Europe, au cours duquel il avait critiqué la législation relative à l’état d’urgence.

Yonatan Tesfaye, porte-parole du parti d’opposition Semayawi (« Bleu »), a été arrêté en décembre 2015 pour des commentaires qu’il avait publiés sur Facebook.

Le journaliste Eskinder Nega, incarcéré en 2011 pour des charges de terrorisme forgées de toutes pièces, est toujours en prison. Il est l’un des nombreux journalistes éthiopiens qui croupissent actuellement derrière les barreaux pour la seule raison qu’ils ont exercé leur métier.

Récemment, la Cour suprême a statué que deux membres du collectif de blogueurs Zone-9, inculpés pour des infractions liées au terrorisme, seraient jugés à nouveau, cette fois pour des violations de la Constitution, notamment parce qu’ils avaient chiffré les messages sur leur téléphone portable afin de protéger leur vie privée.

La liste des restrictions ne s’arrête pas là mais, pour s’extraire de cette faille temporelle, l’Éthiopie doit en premier lieu mettre fin à la répression généralisée de la liberté d’expression et relâcher sans délai toutes les personnes détenues uniquement pour avoir exprimé leurs opinions.

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